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Maurice MAETERLINCK

28 février 2009

1- Biographie de Maurice Maeterlinck

Soixante années se sont écoulées depuis sa mort.
En cette année anniversaire je mets en ligne mon travail sur Maurice Maeterlinck.


Maeterlinck_1


Avant-propos

"Ma vie est tout simplement l'histoire d'un homme avec une plume et du papier."
                                                                                                            
"Biographiquement, il n'y a rien à dire, sinon que je suis né le 29 août 1862. Biographiquement vous trouverez la liste de mes volumes avec la date de leur publication. N'est-ce pas à ceci que doit se réduire l'histoire d'un homme de lettres?"                                                                                                      

                                                                                         Maurice Maeterlinck.

Si j’avais accepté cette évocation personnelle de son oeuvre, si je n’avais pas eu envie d’aller au-delà de cet orgueil masqué, de cette pudeur simplificatrice, de cette modestie affichée qui conduit à cette réduction chronologique, il ne m’aurait pas été donné de vivre les joies, les bonheurs, de vibrer aux plaisirs que m’ont apportés les sept années de recherches, de quêtes et d’enquêtes à la découverte de l’Homme Maeterlinck, de ses relations, de ses émotions, des femmes qui ont partagé sa vie et des maisons qui ont accueilli son histoire.

Au delà de souvenirs attachés à certaines dictées extraites de "La Vie des Abeilles", ma première rencontre concrète avec Maurice Maeterlinck a eu lieu à la Villa Orlamonde au cap de Nice. Après avoir traversé de nombreux lieux très chargés d'histoires, mon chemin de vie m’a amenée à résider quelques temps dans cette villa devenue le Palais Maeterlinck. Cet ensemble immobilier, même si le temps lui avait causé quelques plaies ou restructurations, était tout empreint d’une atmosphère particulière qui a éveillé immédiatement ma curiosité et une soif de connaître cet homme à la fois fait de lumière et d'ombre.

Ne trouvant aucune mémoire de son passé sur place, je suis partie à la recherche de documents me permettant de mieux comprendre cette maison et les raisons du choix de l’écrivain-poète pour ce lieu. Au début, j’ai réussi, très vite à découvrir quelques ouvrages publiés en Belgique, et les témoins poussiéreux de son œuvre, oubliés sur quelques étagères. Mais peu m’importait, dans ma hâte de découvrir, de savoir, tout indice était précieux. Cette quête commencée chez les bouquinistes, ces premières lectures furent passionnantes et débouchèrent sur des rencontres captivantes de personnes ayant partagé ou côtoyé la vie de Renée et Maurice Maeterlinck.

Ces premiers pas enchanteurs ont conforté et éveillé en moi une soif de découverte et un intérêt de plus en plus vif pour cet homme. J’ai alors choisi Orlamonde et les différentes résidences occupées par Maurice Maeterlinck comme fil d’Ariane. Les origines de cette villa et son histoire, révélées par les archives de la ville de Nice, sont tout aussi tumultueuses et énigmatiques que la vie des hommes qui l’ont construite ou habitée. Je découvris ainsi, non sans surprise, que l’appartement que j’occupais avait été aménagé dans l’ancien salon violet du couple Maeterlinck.

Etait-ce ce lieu, les multiples difficultés à réunir les pièces du puzzle de sa vie ou le plaisir des rencontres, mais tout cela constitua pour moi une source enivrante de motivations et me permit de consacrer, avec un bonheur sans cesse enrichi, les années qui viennent de s’écouler à écrire cette bibliographie.

Cette bibliographie je l’ai construite à l’image de celle que j’aurais aimé trouver à mon arrivée au Palais Maeterlinck. J’ai fait ainsi le chemin inverse de celui que j’avais imaginé, mais peu importe, j’y ai trouvé mon "Oiseau Bleu".

Aujourd’hui, mon souhait serait que cette biographie soit une source pétillante et vivifiante, appelant au plaisir de la redécouverte des lieux de vie et de l’œuvre attachante de cet auteur belge, flamand, qui écrivait en français et qui aimait tant la Côte d’Azur.

 

Maxence
                         Le petit carnet de Maxence

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15 février 2009

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SOMMAIRE

1 - LA JEUNESSE                                           p.  4
2 - L'APPRENTISSAGE DE LA CELEBRITE             p. 14
3 - LES ANNEES DE PELLEAS                            p. 20
4 - LA RENCONTRE                                         p. 26
5 - PARIS ET LA NORMANDIE                            p. 35
6 - LE PELLEAS DE DEBUSSY                            p. 53
7 - DE MONNA VANNA A L'OISEAU BLEU              p. 59
8 - GRASSE ET ST WANDRILLE                          p. 68
9 - LES NUITS DE ST WANDRILLE                      p. 76
10 - MENAGE A TROIS                                     p. 89
11 - LE PRIX NOBEL                                        p. 95
12 - LA GRANDE GUERRE                                  p. 100
13 - LA SEPARATION ET VOYAGES LOINTAINS     p. 109
14 - ORLAMONDE                                           p.127
15 - PENDANT LA GUERRE                                p.140
16 - LE RETOUR                                             p.146
17 - LA POSTERITE                                         p.155


NOTES………………………………………..………..p.161 à  185 

BIBLIOGRAPHIE………………………………………...p.188


* * *

30 décembre 2008

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1 - LA JEUNESSE

(1862-1888)

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Acte de naissance.

Maurice MAETERLINCK (Polydore-Marie-Bernard) est né à Gand (Belgique) le dimanche 29 août 1862 à midi, au 6, de la rue du Poivre, dans un hôtel de style Empire ("un grand manoir" précisera l'écrivain en 1912), non loin de la cathédrale de Saint-Bavon, et moins loin encore du cloître des Dominicains.



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Façade du 6 rue du Poivre.

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Vestibule du 6 rue du Poivre.

Gand est une cité sortie des siècles passés, toute armée de flèches, de tours, d’étonnants pignons taillés en escalier, de demeures allant du pur gothique au style rococo ; quatre rivières : l’Escaut, la Lys, la Lièvre, la Moert et le canal coulent à ses pieds. Victor Hugo écrit : "Gand est un réseau d’eau vive qui se noue et se dénoue à tout moment et qui partage la ville en vingt six clés." Elle était au XV° siècle, une des villes les plus riches du Duché de Bourgogne. Elle devint française en 1792, chef-lieu du département de l'Escaut.

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"La Grande Boucherie" de Gand (1404-1417), à droite, vue du quai de La Grue, bordant la Lys.

Gand est une cité sortie des siècles passés, toute armée de flèches, de tours, d’étonnants pignons taillés en escalier, de demeures allant du pur gothique au style rococo ; quatre rivières : l’Escaut, la Lys, la Lièvre, la Moert et le canal coulent à ses pieds. Victor Hugo écrit : "Gand est un réseau d’eau vive qui se noue et se dénoue à tout moment et qui partage la ville en vingt six clés." Elle était au XV° siècle, une des villes les plus riches du Duché de Bourgogne. Elle devint française en 1792, chef-lieu du département de l'Escaut.

Maurice Maeterlinck connaîtra peu cette première demeure, son père ayant fait construire peu après sa naissance, au 22, boulevard Frère-Orban un confortable hôtel particulier de style Louis XVI. Cette dernière propriété sera vendue après la mort de la mère de l'écrivain en juin 1911.

Maeterlinck appartient à une vieille famille flamande qui s’était fixée, au XIV° siècle, à Renaix, localité de la Flandre occidentale sur la ligne séparative du Français et du Flamand, dont Gand est le chef-lieu. Un de ses ancêtres, bailli, aurait pendant une année de disette, distribué aux pauvres des mesures de grain. De ce fait, et du terme qui servait à désigner cette "mesure", dériverait le nom de Maeterlinck. Sa récompense sera d’être promu Chevalier, d’avoir droit à des armoiries parlantes (d’"Azur aux trois louchets d’argent") et à une devise "Quand vouldra Dieu".

Son père Polydore, notaire selon ses biographes, "propriétaire rentier" selon Maurice (lettres de 1909 et 1931) appartient à la bourgeoisie catholique de langue française qui constitue, au XIX° siècle, un milieu cossu et fermé où les plaisirs de la table tiennent plus de place que les joies de l’esprit. Ce père a fait ses études au Collège des Jésuites de Namur. Ce rentier que la timidité poussait à des actes d’autorité, était juste et bon mais dur et froid. "Ayant toujours été tyrannisé, pour affermir son existence, mon père croyait récupérer sa liberté perdue dans l'innocence en tyrannisant à son tour. […] Il était convaincu qu'il nous améliorait en nous contrariant et formait notre caractère en le brisant." Maurice tiendra de lui. Ce père découvrant Maurice sanglotant au pied du lit de son frère Oscar décédé, le prendra dans ses bras et lui dira : "Je ne te connaissais pas, tu ne me connaissais pas, embrassons nous enfin." Mais l’un et l’autre redeviendront aussitôt durs et froids.

 

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Polydore Maeterlinck.

Ce père, ayant trop de sang et de santé, était un être toujours actif : pomologue averti, il allait du jardin au verger, puis au rucher. Il donna son nom à quelques nouvelles espèces : la pêche Maeterlinck et le raisin Polydore, et préféra à la lecture des œuvres de son fils celle d’un "Traité de Pomologie" ou encore du "Manuel du parfait jardinier", tandis qu’une rangée de ruches ornait le fond de son jardin. "Mon père possédait une bibliothèque importante, mais où vous auriez difficilement trouvé autre chose que des livres d’horticulture." Maurice se souviendra avoir joué sa première pièce dans la "longue serre à raisins, où les grappes noires des frankenthals et les grappes d’or des chasselas et des muscats s’alignaient en perspective d’un bout à l’autre de la salle de verre" qu’ornaient en outre en ce moment, des gloxinies aux calices de velours ; car chaque année, ses goûts étant assez versatiles, ce père "se passionnait chaque année pour deux ou trois fleurs nouvelles auxquelles il sacrifiait toutes les autres." "J’ai connu ainsi l’année des bégonias, des pélargoniums, des résédas, des cyclamens, des giroflées, des glaïeuls, des amaryllis et même de l’humble capucine." Mais ce père, bricolant aussi dans la maison partait régulièrement pour recueillir l’argent des loyers et des fermages. Il fréquenta également ces bourgeoises de vertu légère que Maeterlinck surnommait les "petites ailes" (après les avoir lui aussi vues de près pour en garder des souvenirs nullement attristés).

Sa mère "petite, mince, au visage agréable", "indulgente et bonne", avait "une robe de soie et une chaîne d’or." Née Van Den Bossche, elle était la fille d’un avoué gantois très riche. Mais surtout, son frère Edmond mourut en lui laissant un héritage de trois millions de francs-or. Elle régnait de façon admirable sur la maison, intérieur flamand fait de lourds meubles de chêne, de tentures, de tapis et de tableaux. "Tout y respire l’ordre et la paix. Le vestibule bien chauffé est clair et gai. Auprès d’une jardinière garnie de plantes vertes, l’escalier monte, poli comme un miroir. Le salon, sanctuaire inaccessible, n’est ouvert qu’aux jours de fêtes et d’anniversaires, les meubles dorment sous leurs suaires blancs, et, dans leurs cadres d’or, les portraits de famille sourient mélancoliquement. En revanche, la salle à manger s’impose : elle ouvre au fond du vestibule une baie accueillante et laisse voir, sous la vitre des étagères, de lourdes pièces d’argenterie, brillantes et ventrues. On sent que là s’élaborent les actes importants de la vie journalière. Sur la table, un plateau est dressé, nous sommes en Flandre où l’hospitalité est le premier des devoirs. A toute heure du jour, un goûter est préparé pour le visiteur possible." Tenue au silence par son mari qui ne supportait rien qui importunât sa volonté, elle laissa à son fils le souvenir de son sourire de bonté plutôt que le son de sa voix. Maurice Maeterlinck, supporta bien, en 1904 la disparition de son père, mais celle de sa mère altéra sa santé.

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Maurice a deux frères et une sœur. Oscar (décédé à l'âge de 21 ans en mai 1891), Ernest (décédé en 1922) qui deviendra notaire, Marie (décédée en 1940) qui ayant quelques velléités artistiques (elle voudra devenir peintre) s’assagira en épousant un magistrat dont elle divorcera, reportant son amour sur son fils unique.

***


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29 décembre 2008

4

Il est baptisé à l'église Sainte-Elisabeth. A six ans (1868-1869) Maurice Maeterlinck fréquente la classe maternelle de l’Institut du "Nouveau Bois", au 51 rue Longue des Violettes, à deux pas du Petit Béguinage, où Soeur Julia respirait "la bonté, le dévouement et l’amour maternel." Une "petite porte verte dissimulée sous des buissons de lilas" ouvrait, dans le mur blanc, sur un "jardin de curé débordant de fleurs." Dans le grand parc des "arbres vieux et touffus" se dressaient autour d’une pelouse, là, un jour, les "grandes" avaient porté Maurice "en triomphe sur une chaise de jardin."
Maurice sera élevé par des gouvernantes souvent remerciées par sa mère parce que trop charmantes avec son père ou par le père parce qu’il ne leur trouvait pas assez de charme. Avec elles il apprendra l’allemand et l’anglais, découvrant Shakespeare à l’âge de 8 ans. Comme pour toute la haute société, le français était sa langue maternelle, et il ne parlait Flamand qu’avec la domesticité.

***

De 1869 à 1874 il va en classes primaires à l’Institut Calamus, où l’avaient précédé Georges Rodenbach et Emile Verhaeren.

A Langerbrugge, commune de Wondelgem, la famille Maeterlinck possède une maison de campagne. Mais du fait de sa plus grande proximité avec le village voisin (1500 mètres), la tradition la situe à Oostacker. C’est à Oostacker, gros village des environs de Gand, dans cette maison de campagne, un cube blanc à volets verts, agrandie considérablement à la suite d’héritages et flanquée d’une tour au toit d’ardoises, où sont logés les trois garçons, que Maurice Maeterlinck vit les meilleures années de sa vie. "L'ensemble de la construction donnait l'idée d'un château de Touraine complètement raté."

La maison comportait un grand vestibule, une salle à manger cossue, diverses pièces de réception, une bibliothèque, une cuisine où trônait un tournebroche à contrepoids. Et puis cette vaste pièce commune "mi-bureau, mi-laboratoire horticole ; fauteuils de cuir, bibliothèque vitrée, grande table encombrée de papiers, de corbeilles, de coupes et de vases pleins de fleurs et de fruits ; orchidées, pêches, prunes et superbes grappes de raisins ; dans un coin, une grande horloge à gaine, outils de jardinage, pulvérisateurs, alambics, éprouvettes, ruches."
Tout un décor que l’on retrouvera dans "Le Bourgmestre de Stilmonde". Mais surtout un très grand jardin de 5 hectares environ. Le grand espace, les fleurs, les fruits, les abeilles de son père, la campagne.
Les enfants purent à loisir observer toutes les manipulations mystérieuses de leur père lors de  sa nouvelle passion pour l’apiculture. Le canal de Terneuzen, "un canal féerique ombragé d’une double rangée de grands ormes" (où il faillit se noyer deux fois), laissait filer "un navire de guerre à pleines voiles", ce canal où "les navires, les bateaux à vapeur de Londres et Liverpool avaient l’air de passer au milieu du jardin." Avec son frère Ernest il aime à sillonner les canaux sur de frêles embarcations aux noms de "La Noisette" ou "L'Hérétique". Et au loin, derrière l’horizon, la mer, les îles, l’estuaire et Walcheren, île d’évasion où il fera son premier voyage de noce avec la première femme vraiment aimée.
Pour lui, à Oostracker tout est bonheur au milieu des œillets, jacinthes, lys, lupins, giroflées, pavots et pétunias, toutes les dynasties de roses, véroniques, balsamines, digitales, pois de senteurs, volubilis, chèvrefeuille… "Maeterlinck fut élevé par un jardin." Cette maison de campagne a aujourd’hui disparu dans les agrandissements du port de Gand ; le canal l’a engloutie. Quand elle dut être évacuée, on vendit les panneaux décorant la salle à manger ; ils étaient signés Doudelet, le grand artiste gantois qui illustra de nombreuses œuvres de Maurice Maeterlinck. Ils furent, paraît-il, achetés par un forain qui en orna sa roulotte.

***


 



 

28 décembre 2008

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De septembre 1874 à 1881, il vit les années les plus pénibles de son existence, lorsque ses parents, tenus par leur classe sociale et leur fortune, choisissent de le mettre, comme son frère Ernest, dans les mains des bons Jésuites du Collège Sainte-Barbe, au bord de la Lys, dans des bâtiments vétustes et laids où le manque de propreté et d’hygiène étaient flagrants, sans parler des "repas grossiers et bouillaqués, comme on dit dans le midi" qui soulevaient son dégoût. De ce collège, tel qu’il existait alors, il ne reste rien.

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Chapelle et entrée du collège Sainte-Barbe rue Savaen à Gand

Le préfet et les surveillants se montrèrent "insupportables, bornés et tracassiers" ; mais les professeurs surent être "très bons, très patients et très dévoués." - "J'ai fait mes humanités comme tout le monde ; mais après avoir franchi les frontières utiles et familières de la division et de la multiplication, il me fut impossible de m'avancer dans les parages désolés et hérissés de chiffres où règnent les racines carrées, cubiques et je ne sais quelles autres puissances monstrueuses, sans formes et sans visage, qui m'inspiraient une incoercible terreur. Toutes les persécutions de mes excellents professeurs se brisèrent une à une contre une force d'inertie inébranlable. Successivement écœurés, ils m'abandonnaient à ma morne ignorance, me prédisant d'ailleurs le plus sombre avenir et d'inconsolables regrets."

"Dans les années d’heureuse sagesse, un seul mauvais souvenir, une seule rancune qui obscurcit les belles heures de l’adolescence. Maeterlinck ne pardonnera jamais aux Pères Jésuites du collège Ste-Barbe leur étroite tyrannie... Je lui ai souvent entendu dire qu’il ne recommencerait pas la vie au prix de ses sept années de collège. Il n’y a selon lui qu’un crime que l’on ne peut pardonner, c’est celui qui empoisonne les joies et détruit le sourire d’un enfant." "On ne devrait pas avoir le droit de déformer ainsi de futurs hommes." G. Leblanc
Les jésuites ont développé en lui le goût des lettres, mais lui ont donné aussi le goût de la mort, le goût du divin malgré son indifférence religieuse.
Maurice fut parmi les élèves moyens ; on le jugea instable, capricieux, déconcertant. Il fut des plus récalcitrants lorsqu'on voulut le pousser à devenir membre de la Congrégation du Sacré Cœur. Maurice le dit à son père qui répondit : "Le Sacré-Cœur, ce n’est pas de l’idolâtrie, c’est de la boucherie." Ce père grand bourgeois était aussi frondeur.
Durant ces années, ce petit garçon "bien propre, ami des belles lignes et des belles couleurs, des fleurs,..." fait aussi du sport, des anneaux, du trapèze, de la barre-fixe.

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En cours de Français, devant des sujets imposés tels que : "Ecrivez le discours de Volumnie à Coriolan afin de l’arrêter aux portes de Rome", ou encore, "Ecrivez les réflexions, au moment de sa mort, de Manlius Capitolinus précipité de la roche Tarpéienne", il lui arrivait de pouvoir donner de la passion. Il avait alors 14 ans. Puis, il y eut ce professeur, un Français hors norme, qui donna comme sujet le récit d’une journée de vacances à la campagne. Maurice Maeterlinck se vit dans la cour de la ferme contiguë au jardin de sa grand-mère et se mit à rêver d’humaniser les animaux. Il écrira : "Je ne sais quelle lueur perça à ce moment les brumes de mon avenir." "Ce précoce et puéril chef-d'œuvre" était l’Oiseau bleu d’un enfant.

Rodenbach, Verhaeren (entrés en sixième en 1868)  et Franz Hellens (entré en sixième en 1891), fréquentèrent le même établissement. Maurice eut la compagnie de Charles Van Lerberghe futur poète des "Entrevisions" qui était né en 1861 dans l'immeuble juste en face la maison natale de Maeterlinck, et Grégoire Le Roy. Charles Van Lerberghe était orphelin de père et de mère. Son tuteur, Désiré Van Den Hove, n’était autre que le jovial "oncle Hector" de Maurice. Se promenant tous les trois dans les rues de Gand, ils furent souvent l’objet de railleries cruelles. L’injure la plus honteuse à leur lancer était : "Poètes". A cette époque, les "Trois Poètes" dévoraient en cachette quelques revues d’avant-garde. Ils s’étaient cotisés pour un abonnement de trois francs cinquante, à "La Jeune Belgique" de Max Waller, revue fraîchement éclose qui sonnait, à coups de clairons agressifs et stridents, l’éveil de la littérature belge.
Avec Van Lerberghe, Maurice Maeterlinck rivalise d’ardeur à la rédaction de textes où la littérature a son mot à dire. Tour à tour, ils remportent la première place et cette alternance ne fait qu’exciter leur rivalité et leur imperturbable amitié. Le 31 décembre 1894, Charles écrit dans son "Journal Intime" : "Qui a été la cause involontaire de l’autre ou plutôt la circonstance fortuite qui a fait que l’autre s’est tout à coup produit ? C’est peut-être une ridicule et prétentieuse erreur, mais je crois que cette cause, ce petit caillou dont le hasard a fait jaillir sur son passage une étincelle, c’est moi. C’est la souris qui a accouché de la montagne. C’est moi, et si les historiens de Maurice Maeterlinck ne le devinent jamais, cela n’ôtera rien à sa gloire et suffira à la mienne." Van Lerberghe dira également : "Avec lui, je ne parlais jamais que de littérature. Je n’ai jamais eu avec personne de conversations plus exclusives. Cela amenait, malgré la plus sincère amitié, une sorte de froideur entre nous. Nous ne nous rencontrions que comme des ours blancs sur d’étincelants blocs de glace, dans des mers polaires. Nous éprouvions, je ne sais quelle gêne l’un près de l’autre. Peut-être nos caractères se ressemblaient-ils trop."
Durant cette période, il écrit à perdre haleine, des centaines et des centaines de vers. Il lit un poème en alexandrins au mariage de sa cousine, envoie un épître à Verhaeren, compose des contes naturalistes et des comédies satiriques.
Maurice Maeterlinck était du type "taiseux contemplatif", expression de Camille Lemonnier, au contraire de Grégoire Le Roy qui fut le plus bavard des hommes.
Celui qui "a pris grand soin de se retirer au désert pendant sa jeunesse" et qui, célèbre, fuira toujours le monde, fit ses études de Droit à l’Université pour satisfaire  sa famille. La science du droit lui apparut à la fois comme un "cimetière romain et un moderne chantier de construction." Là, il rencontre Emile Verhaeren dont le nom aussi devait illustrer la littérature et non la magistrature.
Pendant les vacances à la villa familiale de Wondelgem, au bord du canal de Terneuzen, son cabinet de travail ressemble à la cellule d’un moine : "un plancher sans tapis, deux ou trois chaises de paille, contre le mur, un petit bureau délabré, sur lequel s’alignaient des livres très fatigués. Au mur, quelques gravures encadrées : des lithographies de ce maître étrange du fantastique et de l’inachevé, Odilon Redon", "des Walter Crane" biens connus pour leurs  tourbillonnantes ornementations florales et des figures féminines entremêlées de plantes grimpantes, et une petite "reproduction de Breughel". C’est là que viennent le visiter Iwan Gilkin ou Van Lerberghe.
A 18 ans, sportif, il se dépeint de la sorte : "J’avais acquis, des biceps gros comme des œufs de paonne et des pectoraux en bourrelets de muscles que je faisais tâter à la ronde, plus fier que si j’avais écrit un chef-d’œuvre ou accompli un acte héroïque ou épousé la sœur de Léonidas des Thermopiles."
Son père voulait qu’il devînt magistrat. Lui, ayant des dispositions pour les sciences naturelles, eût aimé devenir médecin.

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27 décembre 2008

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1-Henri Cooreman 2-Charles Huyghe 3-Alphonse Dela Croix 4-Auguste Coemans 5-Jean Raes 6-Octave Minne 7-Alfred André

8-Auguste Casier 9-Charles Van Lerberghe 10-Paul Pycke 11-Gustave Bruneel 12-Alphonse Triest 13-Arnold Vande Velde 14-Grégoire Leroy 15-Maurice de Smet de Naeyer

16-Léon de Pélicky 17-Henrie de Groote 18-R.P. Modeste Schurmans 19-P. Henri Bosman 20-Joseph Van Melle 21-Maurice Maeterlinck


En 1882 Maurice Maeterlinck entre à l’Université de Gand, dans la faculté de philosophie et lettres préparatoires au droit. Là professent l’historien Henri Pirenne, les philosophes Franz Cumont, Paul Thomas, François Bidez. Le célèbre professeur de Droit François Laurent quitte cette même année la faculté, mais l’enseignement que reçoit Maeterlinck en est encore imprégné. Il réussit le 1er mars et le 14 juillet 1882 ses examens en philosophie, le 14 juillet 1883 il présente ses examens en droit. S’il échoue à son premier examen de Doctorat le 15 juillet 1884, il réussit le 11 octobre 1884. On n’y demandait que de la mémoire. Diplômé Docteur en Droit le 21 juillet 1885, il s’inscrit au Barreau de Gand, comme stagiaire chez l’avocat Edmond Picard, et en dit plus tard : "Il n’y advint rien qui ne demande de l’oubli." Il assiste néanmoins aux audiences, plaide pour le Bureau de Consultation gratuite des affaires de divorce, de pension alimentaire, de faillite. Après 3 ans, il est inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Gand, le 9 octobre 1888 et plaide en flamand. Il installe son cabinet à son domicile 22, boulevard Frère-Orban à Gand. Ce n’est que le 21 décembre 1931 que son nom quitte le tableau de l’Ordre. Maeterlinck aura été avocat auprès de la Cour d’appel quarante trois ans !

Mais pendant tout ce temps la poésie l’habite et il écrit des poèmes. Ces vers eurent au moins un lecteur attentif en Charles Van Lerberghe.

CWB

Charles Van Lerberghe


Grâce à lui nous avons la liste des titres de poèmes disparus. Son premier envoi dans le but d’être publié est adressé à la Jeune Belgique, dirigée par Max Waller. Le 15 novembre 1883 enfin, ses vers "Dans les joncs" sont imprimés bien qu'ils "ne cassent rien". La deuxième tentative aura moins de succès en juillet 1884 : Waller notera "archimauvais". Il écrira "Une Idylle aux champs" en mars 1885, essai dramatique d'esprit encore naturaliste.
Maurice Maeterlinck a vingt-trois ans lorsque Rodenbach le dépeint comme "Imberbe, les cheveux courts, le front proéminent, les yeux clairs, nets, regardant droit, la figure durement modelée, tout un ensemble indiquant la volonté, la décision, l’entêtement, une vraie tête de Flamand avec des dessous de rêveries et ses sensibilités de couleur. Au fond, un silencieux, qui ne se livre pas facilement, mais dont l'amitié doit être sûre…"

Pendant ces années, il s’adonne au sport, pratique l’épée et la boxe. Avec le sculpteur Georges Minne et son ami Grégoire Le Roy, il se charge de faire la police lors de la séance qui voit, sur leur invitation, Paul Verlaine faire une conférence au Cercle artistique et littéraire de Gand.
Comme tout étudiant, et comme son père, il fréquente les "petites ailes", jouit des félicités de l’amour, introduction aux félicités spirituelles.

***

En octobre 1885, il découvre Paris avec son ami Grégoire Le Roy (dont la vie à cette époque se confond avec la sienne), sous le prétexte fallacieux mais accepté par son père, d’y saisir les secrets de l’éloquence judiciaire. Il découvre surtout le bruit pénible. Les deux jeunes hommes logent dans une maison obscure, 22 rue de Seine. Tous deux prennent contact avec le monde littéraire et l’école symboliste. Ils côtoient le groupe du Lycée Fontanes (Condorcet), de 2 à 3 ans plus jeune.

"Je voyais souvent (a dit Maeterlinck) Villiers de l’Isle-Adam. C’était à la Brasserie Pousset, faubourg Montmartre. Il y avait là également Saint-Pol Roux, Ephraïm Mikhaël, Pierre Quillard, Rodolphe Darzens, le futur archiviste Camille Bloch, Stéphane Mallarmé... Catulle Mendès y passait quelquefois..."

Il y avait également André Fontainas, Georges Vanor, René Ghil, Stuart Merrill. Mais c’est surtout sa rencontre avec Villiers de l’Isle-Adam qui est marquante. Maeterlinck écrira dans les "Bulles Bleues" : "L’homme providentiel qui, au moment prévu par je ne sais quelle bienveillance du hasard, devait orienter et fixer ma destinée." Mais également : "Tout ce que j'ai fait, c'est à Villiers que le dois." (36bis) Cette année, selon Van Lerberghe, fera de Maurice Maeterlinck ,"du fils d'André Chénier et de Leconte de Lisle", un artiste personnel, un génie original à la recherche de formes insolites.

Maurice s’abreuve à la littérature d’Edgar Poe, de Baudelaire, de Dante Gabriel Rossetti.
Il fréquente le palais de Justice, mais, très vite, ses amis et lui se cotisent pour fonder une revue à laquelle Van Lerberghe à Gand participe aussi.


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Breughel

En mars 1886, ils font paraître leur premier numéro de "La Pléiade", revue dirigée par Rodolphe Darzens sous le patronage de Théodore de Banville, qui compte à peine  vingt abonnés ; malgré tout, six numéros paraîtront. Le conte en prose "Le Massacre des Innocents" (sa "première page de prose") inspiré de Breughel paraît en mai 1886, puis quelques poèmes en vers en juin 1886.
La revue meurt en novembre. C'est à Paris que Maeterlinck commence la rédaction des "Serres Chaudes" qu'il achèvera à Gand.

Au bout de sept mois, Maurice Maeterlinck quitte Paris pour retourner vivre en Flandre, passant l’hiver à Gand et l’été dans sa campagne de Wondelgem près d’Oostacker, au milieu de ses rosiers, ses ruches et de ses chères abeilles.
Il est présenté en 1887 par Georges Rodenbach aux rédacteurs de "La Jeune Belgique", et quelques autres poèmes y sont alors publiés. Dans la "Jeune Belgique" analysant des pièces devant figurer dans "Serres Chaudes" commencées à Paris, Rodenbach décrit Maeterlinck comme : "Le poète… a une très spéciale rétine, affectée seulement par les reflets des lumières, les végétations froides, aquatiques, les choses frêles, factices, fausses, qui miroitent dans le mensonge des eaux stagnantes et dans le mirage des nuées, et tout cela vu sous une lumière artificielle de lune, comme à travers le verre d'une serre bien close où le poète se serait enfermé à jamais."

A cette époque, il termine la rédaction de "Serres Chaudes" poèmes qui traduisent ses premières inquiétudes et un étouffement de l’âme, dans une atmosphère étrange. Jusqu'alors Maurice Maeterlinck n’avait écrit que des poèmes de forme purement parnassienne, mais la lecture d’un poème de Verlaine par Grégoire Le Roy, le frappa par certaines images vaguement mystiques et réveilla ses instincts de Flamand. "Ce titre de Serres Chaudes s'imposa naturellement, car Gand est une ville d'horticulture et surtout de floriculture, et les serres froides, tempérées et chaudes y abondent. Les feuillages, la température lourde et tiède des maisons de verre paternelles m'avaient toujours attiré. Rien ne me semblait plus agréable, plus mystérieux, que les abris où régnait la puissance du soleil.."

En avril 1889, il imprime lui-même ce recueil, ses économies y passant, de même que celles de son frère et de sa sœur. L’impression se fait chez l’imprimeur de ses amis Van Melle ; dans cette tâche l’aident Grégoire Le Roy et Georges Minne. "C’est admirable de maladie, de phosphorescence, d’atmosphère lourde et suffocante. Il y a des images inouïes ! Ce sont des Goya et des De Groux" dira Van Lerberghe. Maeterlinck précisera : "Dans Serres Chaudes, il n'y a que du Verlaine, du Rimbaud, du Laforgue, et comme on me le reproche, du Walt Whitman, et presque rien de moi-même, sauf peut-être cette sensation de choses qui ne sont pas à leur place." En juillet 1889, parlant de cette œuvre il dira à Mockel : "Je sais, que maintenant je suis détaché, que mon volume vaut peu de chose après tout" et à l’autrichien Karl Klammer : "un souvenir étrange, curieux et morbide." Puis à Maurice Martin du Gard, en 1924, il précisera :"C’est la maladie que j'ai eue, c'est ma rougeole."

En 1888, Maurice Maeterlinck part quinze jours en Hollande.

 

 

26 décembre 2008

7

2 - L'APRENTISSAGE DE LA CELEBRITE

(1889-1891)

En 1889, "La Princesse Maleine"  drame en cinq actes, "cauchemar dialogué", paraît en trente exemplaires brochés, financé par sa mère (250 francs) en truquant discrètement les comptes du ménage. Cela, dans l’atelier du même ami Van Melle, sur une presse à bras dont lui-même tourne la roue. La seconde édition, cent cinquante exemplaires, n'est mise en vente que vers le 1er mai 1890. Une troisième édition est produite chez Lacomblez en septembre. "Princesse Maleine" est un drame où l’on a voulu voir, à tort, une imitation de Shakespeare. Il ne se "contentait pas de provoquer un frisson nouveau à l'aide de procédés inusités et parfois puérils ; il témoignait par instants d'un réalisme vigoureux, tout palpitant de vie, d'une intuition pénétrante des profondeurs ténébreuses de l'âme, ainsi que des forces mystérieuses et fatales qui y règnent toutes puissantes. Déjà se posait, du moins implicitement, le problème qui, par delà les agitations des corps et des âmes, allait de plus en plus dominer la pensée de Maeterlinck : d'où venons-nous ? Où allons-nous ? Et cet autre problème relatif à notre destinée intime et actuelle : quelles sont les forces qui nous mènent, par delà ou en deçà notre conscience et notre volonté ? " C. Hertrich Ce drame fut joué pour la première fois au cours d’une émission radiophonique en 1935. Dans les "Bulles Bleues" Maeterlinck précisera : "elle n’a pas vu la scène ni les mensonges du cinéma ? La voilà toujours vierge et même vierge un peu mûre. Afin de m’en consoler, je suppose qu’elle attend ma mort…"

Un exemplaire offert à Mallarmé fut prêté par l’intermédiaire de Hervieu à Octave Mirbeau.

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Octave Mirbeau

Cet écrivain était assez curieux pour lire cette œuvre, assez épris des novateurs et assez clairvoyant pour l’apprécier, et surtout assez courageux pour faire part de son enthousiasme en public, si l’on songe à la routine d’esprit contre laquelle il lui fallait lutter. Ce fut l’article qu’il écrivit à ce sujet dans Le Figaro du dimanche 24 août 1890 qui rendit célèbre Maurice Maeterlinck du jour au lendemain :

 

"Je ne sais rien de M. Maeterlinck. Je ne sais d’où il est et comment il est. S’il est vieux ou jeune, riche ou pauvre, je ne le sais. Je sais seulement qu’aucun homme n’est plus inconnu que lui ; et je sais aussi qu’il a fait un chef-d'œuvre, non pas un chef-d'œuvre étiqueté "chef-d'œuvre" à l’avance, comme en publient tous les jours nos jeunes maîtres, chantés sur tous les tons de la glapissante lyre - ou plutôt de la glapissante flûte contemporaine ; mais un admirable et pur et éternel chef-d'œuvre, un chef-d'œuvre qui suffit à immortaliser un nom et à faire bénir ce nom par tous les affamés du beau et du grand ; un chef-d'œuvre comme les artistes honnêtes et tourmentés, parfois, aux heures d’enthousiasme, ont rêvé d’en écrire un et comme ils n’en ont écrit aucun jusqu’ici. Enfin, M. Maeterlinck nous a donné l'œuvre la plus géniale de ce temps et la plus extraordinaire, et la plus naïve aussi, comparable - et oserai-je le dire ? - supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare. Cette œuvre s’appelle "La Princesse Maleine".  Existe-t-il dans le monde vingt personnes qui la connaissent ? J’en doute..."


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Mirbeau cachait habilement la nationalité de l’auteur : être belge était à l’époque suspect en France, à cause de la "politique congolaise" et des opinions dites "pro-allemandes" de Léopold II. Les écrivains belges avaient mauvaise presse : "ils pillent, démarquent, détroussent…", "ce sont nos pires ennemis."

 

Il existe une autre version des faits racontée par Sacha Guitry ; est-elle authentique ? La voici : passant la soirée chez des amis, le célèbre critique Mirbeau s’était installé sur un divan aménagé en coin-bibliothèque, il semblait mal à l’aise, tournant la tête à droite, à gauche. La maîtresse de maison s’en inquiéta. "Il y a un livre qui dépasse de la rangée, dit Mirbeau, et qui me gêne. Voudriez vous l’enlever ? " L’ouvrage déposé sur le divan, il ne put s’empêcher d’y jeter un coup d'œil : "De qui est cette œuvre ? " "D’un jeune écrivain inconnu qui nous l’a envoyée en hommage" lui fut-il répondu. Mirbeau jeta un bref mot d’excuse à ses hôtes, prit le livre, s’y plongea et ne le lâcha plus de la soirée. Le lendemain paraissait l’article dans Le Figaro.

A un journaliste, Maeterlinck précisera qu’il n’était point à Paris ce jour là : "j’habitais Oostacker, qui veut dire champ oriental, près de Gand."

Maurice Maeterlinck a décrit lui-même, dans les "Bulles Bleues", la stupeur qui s’abattit sur la table familiale quand on y lut, à l’heure du déjeuner, l’article d’Octave Mirbeau. Ce fut comme "un coup de foudre ébranlant la maison" dans une atmosphère rebelle à tout envol de la pensée. Son père dit : "On doit se fiche de mon fils." Dans la ville de Gand les gens pensaient : "Attendons la réaction, il y aura sûrement un démenti, c'est une farce que l'on a jouée au petit Maeterlinck." "Seul, je savais bien que ce n'était pas une farce et qu'il n'y aurait pas de démenti, parce que je connaissais déjà la fougue enthousiaste et généreuse de Mirbeau. Ce qu'il y a de plus curieux dans l'histoire, c'est que je n'avais même pas envoyé le livre à Mirbeau. C'est Mallarmé qui lui avait communiqué son propre exemplaire." "On se rua chez les libraires où l'on ne trouva rien. Songez donc, le livre avait été tiré à quarante-cinq exemplaires sur les presses d'un ami, et l'on n'avait pas gardé la composition, pour une raison bien simple ; cet ami disposait de si peu de caractères que lorsqu'on avait composé quelques pages, on devait les tirer aussitôt pour distribuer à nouveau les caractères. Je me souviens que c'est moi qui tournais la roue. Le livre fut ensuite repris par Lacomblez." Et de penser : "Je me sens tellement gâté par le sort qu'à présent je suis dans les transes. Et je me demande chaque jour quelles effroyables douleurs me réserve le destin, après m'avoir trop tôt accablé de ses dons."

On oublie que Iwan Gilkin dans La Jeune Belgique,   l’avait déjà analysé, avec une sorte de divination, comme un jeune génie éclos, présentant l'ouvrage comme "une œuvre importante qui marque une date dans l’histoire du théâtre contemporain."

 

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Vers 1890 cabinet de travail de M. Maeterlinck à Gand
 

De "Princesse Maleine" Maurice Maeterlinck dira cependant à Grégoire Le Roy dès le 4 octobre 1890 : "J'en ai assez de cette gloire en toc, à  la Rollinat, pour une shakespitrerie qui me dégoûte carrément aujourd’hui. […] Il faut avouer que c'est dégoûtant à la fin, quand on songe que des poètes comme Villiers et Barbey n'ont jamais rien eu, et qu'un gamin comme moi occupe un tas de journeaux (sic) de sa pauvre personne qu'on ferait mieux de laisser au repos"   

On se rapproche là de l’analyse faite par le lecteur de l’éditeur anglais Heineman, ami de Harry : "La Princesse Maleine"  est le plus révoltant plagiat shakespearien que j’aie jamais rencontré. Je ne puis concevoir comment qui que ce soit, sous le soleil, ait eu la monumentale audace de présenter un tel drame comme une œuvre personnelle."

Maurice Maeterlinck précisera encore à Léon Dommartin qu’il l’a toujours "assez médiocrement estimée."

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25 décembre 2008

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La Wallonie publie, en janvier 1890, un petit drame en un acte "L’Approche" qui n’est autre que "L’Intruse" inspirée du poème de Rossetti "Sister Helen". Dédiée à Edmond Picard, elle sera jouée l’année suivante. Maurice Maeterlinck publie aussi chez Lacomblez "Les Aveugles" pièce dédiée à Van Lerberghe. Aux problèmes de notre destin personnel les personnages de ces œuvres n'apportent qu'une solution négative, ils agissent sans espoir et presque sans conscience.

Une si éclatante révélation de son nom ne semble pas avoir troublé Maurice Maeterlinck dans sa vie paisible. Mais il écrit le 4 octobre 1890 à son ami Gérard Harry : "Je t’en prie en toute sincérité, en toute sincérité, si tu peux empêcher les interviews dont tu me parles, pour l’amour de Dieu, empêche-les. Je commence à être affreusement las de tout ceci. Hier, pendant que je dînais, deux reporters du... sont tombés dans mon potage. Je vais partir pour Londres, car je suis malade de ce qui m’arrive. Donc, si tu ne peux détourner les interviews, on interviewera ma servante." Il emploiera  aussi le terme de croques-notes pour dénommer les journalistes. Mais, du fait d’un article non signé, paru le 28 octobre 1890 dans un journal britannique, Maeterlinck était aussi connu en Angleterre qu’en France.

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En 1891, inspiré par l’œuvre de Maeterlinck, Pierre Hermant écrira un "Menuet de la Princesse Maleine".  Beaucoup plus tard, Erik Satie projeta de mettre en musique cette œuvre, mais s’arrêta lorsqu’il sut que Debussy travaillait à "Pelléas". "Mon vieux, se dit-il à lui-même, tu n’as plus qu’à te taire." En septembre 1891, la Belgique décerne à Maurice Maeterlinck le prix triennal de littérature dramatique. Mais l’écrivain refuse "cette couronne imprévue", pour éviter de cautionner, par son approbation, les injustices commises à l’égard de ses aînés (Camille Lemonnier en 1883 et d’autres), dont il se réclame.
Maurice Maeterlinck rapidement reconnu par le jeune mouvement littéraire belge, ne peut en dire autant des "milieux académiques". Surtout, il ne veut rien devoir à Frédérix qui a écrit le 9 août 1890 sur "Princesse Maleine" un article "fielleux".
A cette époque, André Gide viendra à Gand voir Maeterlinck. Il entendra la lecture des "Sept Princesses" et écrira dans son journal : "Maeterlinck est d’une force admirable."
Pendant que tout le monde discutait son œuvre, ce robuste et plantureux flamand continuait de plaider, d’une voix grêle et sourde, pour de petits procès correctionnels en flamand qu’il perdait le plus souvent. On comprend que, plus tard, il ait chanté les vertus du silence.
Pour y remédier, son père voulut le faire rentrer dans l’Administration ou la Magistrature. L’appui espéré d’un sénateur catholique, grand industriel du sucre qui avait l’oreille du ministre de l’époque Vannerus de Solart, lui fut refusé. On lui fit comprendre en haut lieu qu’il s’était "disqualifié" par ses premières œuvres. Pour cette charge de juge de Paix on lui répondit : "En raison du signe qui vous marque et qui est celui de la folie, il n’y aura jamais de place pour vous dans notre magistrature." Ce signe de folie fut également dénoncé par Max Nordau, journaliste et médecin, dans "Dégénérescence" en 1894, "ce triste infirme intellectuel.[…] un exemple du mysticisme devenu absolument enfantin et idiotement incohérent." Parlant des assonances dans le théâtre de Maeterlinck il dira : "C'est un cas de cette forme d'écholalie qui n'est pas rare chez les aliénés."

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Au musée de Gand on peut voir un tableau représentant toute cette jeunesse littéraire flamande dans une séance de lecture.

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Tableau de Théo Van Rysselberghe "Lecture de'Emile Verhaeren


Le 28 octobre 1891 il répond à son ami Verhaeren qu'il assistera bien à une manifestation à laquelle il est invité mais : "Je crains seulement de ne pouvoir vous rendre en ceci tous les services que je voudrais et qu'il faudrait, car je suis et serai probablement toujours le plus lamentable des orateurs."


24 décembre 2008

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3 - LES ANNEES DE PELLEAS

(1892-1894)



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Le 13 février 1892, dans une lettre à Lacomblez, Maurice Maeterlinck espère finir le mois suivant "Pelléas et Mélisande". "J'en ai plein le dos de la littérature et de ce vain travail de cheval aveugle..." Dans une autre missive, il demande à son ami Le Roy un prêt pour payer son nouveau vélo : tandis qu’il demande dans une autre encore à Verhaeren que l’on aide Paul Claudel. On peut le trouver tous les dimanches matin jusqu'à 11h30 à Gand chez ses parents.
L’éditeur Lacomblez publie en 1892 le drame lyrique en cinq actes de "Pelléas et Mélisande". Maeterlinck fera l’aveu de n’avoir écrit jusque là "que des centaines, voire des milliers de vers, qui suivaient plus ou moins les fluctuations littéraires des années (Banville, Coppée, Richepin, Leconte de Lisle, Hérédia ensuite Baudelaire et Verlaine)" et précisera que Mélisande, Sélysette" et les fantômes qui suivirent, attendaient l’atmosphère créée en moi par Villiers..." Maeterlinck écrira plus tard : "Je sens que j’ai fini avec les drames pour marionnettes, avec les Maleine et les Pelléas. C’est un cul de sac ! ", "reniant le flou, le mièvre de ses premiers écrits", selon Franz Hellens. Il est traduit en anglais la même année par Laurence Alma Tadema, fille de Sir Lawrence Alma-Tadema, peintre hollandais naturalisé anglais.
Dans une lettre du 11 septembre, adressée à Le Roy, Maeterlinck demande des renseignements sur Henry Quittard car il voudrait mettre de la musique sur "Pelléas".


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Aurélien Lugné-Poë

Le 17 mai 1893 (les 16 mai 1893 et 22 mai 1893 autres dates proposées dans certaines biographies), Maeterlinck et Lugné-Poe firent représenter au Théâtre d’Art sur la scène des Bouffes-Parisiens par la compagnie dramatique dite de l'Œuvre, son nouveau drame : "Pelléas et Mélisande" pour une matinée et devant un parterre de lettrés. Parmi les "souscripteurs" il y eut Tristan Bernard, Léon Blum, Paul Hervieu, Georges Clémenceau, Robert de Rothschild, Léonide Leblanc, Romain Coolus, Rachilde, Robert Dreyfus, Henri de Régnier, Lucien Muhlfeld, Henri Lerolle, Valette, Robert de Montesquiou, la Comtesse Greffulhe (née Caraman-Chimay), Paul Adam, Jacques-Emile Blanche, le peintre américain Whistler, Claude Debussy qui ne connaissait ni l’auteur ni l'œuvre mais à qui on avait suggéré, par Mauclair, la possibilité d’une composition musicale... (Qu’il faudra attendre jusqu’en 1902 ) Ils furent aidés financièrement par le père de Lugné-Poe, par la presse, et pour une bonne part par Camille Mauclair, qui participa également à la mise en scène.

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Camille Mauclair par Lucien Levy Dhurmer

Jusqu'au dernier moment Maeterlinck eut peur d'un échec, il écrivait à Gérard Harry : "Je commence à douter, maintenant, que cela vaille quelque chose et qu'on s'en occupe ! Je ne sais trop comment on en pourrait faire l'analyse : il ne s'y passe rien ou presque rien : ce n'est guère que le drame d'un désir. Et l'action, la plupart du temps, n'en est pas seulement intérieure, elle a lieu à l'insu même de ses héros."

Ce fut encore Octave Mirbeau, écrivain naturaliste disciple des Goncourt, qui fut le plus élogieux dans L'Echo de Paris : "Une belle et hautaine manifestation d’art dramatique, d’art simple et profond, aura lieu dans quelques jours : le récent drame de M. Maeterlinck "Pelléas et Mélisande" sera représenté à Paris. Selon le destin ordinaire des œuvres fortes, aucun directeur de théâtre n’a songé à celle-ci. En un temps où tout vaudeville grivois, tout mélodrame à tirades trouvent leur place et leur public, personne ne s’est levé pour réclamer la nouvelle création d’un admirable esprit, et l’écrivain qui, il y a deux ans, sauvait avec "L’Intruse" l’honneur d’une saison dramatique française, n’a rencontré nulle part un accueil moins indifférent que jadis. C’est dans l’ordre, et si l’idée me venait d’en plaindre M. Maeterlinck, je penserais le mésestimer. Non certes ! Il a fallu dans cette aventure que l’enthousiasme et l’amitié de jeunes artistes vinssent suppléer à tout. L’odyssée serait édifiante, de tous les contretemps qu’il leur fallut subir. Ce serait refaire l’histoire de la conspiration du silence et du mauvais vouloir qui accueillent toute tentative esthétique, avant que la volonté persistante ait secoué l’indifférence, déjoué l’envie, forcé le médiocre à rentrer sous terre une fois de plus. Sans subvention, sans théâtre, n’escomptant ni flatteries, ni protection, ni tous ces petits trafics qui honorent le cabotinage contemporain, des jeunes gens ont créé par leur seul effort tout le spectacle qui va être donné. Rien ne manqua : malveillances, promesses non tenues, manœuvres... Ils connurent même, eux qui faisaient face à tout sans aucune ressource, l’insinuation presque comique de tirer des bénéfices de cette "affaire". Pauvre affaire ! Cela leur fut donné, grâce à la vivacité d’une femme de lettres, Madame Tola Dorian, qui, peut-être éprise de concilier l’économie avec le noble rôle de Mécène, offrit de prendre à son compte le spectacle, tergiversa trois mois, finit par s’en tenir à régler les frais matériels des décors, mais en exigeant qu’à son nom fut réservée une agréable vedette. Eux, cependant, point étonnés de tous ces avatars, têtus et laissant dire, complétaient une troupe, faisaient répéter l'œuvre tous les jours, patiemment. Le peintre Paul Vogler s’ingéniait à composer une décoration originale ; le résolu et habile metteur en scène Lugné-Poe et le poète Camille Mauclair menaient les répétitions, couraient Paris, cherchant une salle, dessinant les costumes, veillant à tout. Aujourd’hui ils touchent au but, et l’on verra jouer "Pelléas et Mélisande".

La distribution comprenait : Louise France en première servante, Suzanne Gay en servante, Marie Aubry dans le rôle de Pelléas, Mlle Meuris en Mélisande. Georgette Camée (épouse de Maurice Pottecher) en la Reine Geneviève, qui était l’actrice la plus en vue du défunt Théâtre d’Art, aura là un de ses derniers grands succès. Georgette Loyer, Boulay, Emile Raymond était Arkel (une voix splendide, un des meilleurs tragédiens de l’époque), Lugné-Poe était Golaud.

Les décors, peints par Paul Vogler et payés par Tola Dorian (fond végétal et maritime) étaient stylisés au point que Lugné-Poe dut au dernier moment remettre à l’endroit des châssis mobiles, car les machinistes s’étaient trompés. Comme le rideau tombait entre chaque changement de scène (dix-huit) la critique trouva cela très irritant. Tola Dorian femme de lettres, née princesse Mestchersky était l’épouse du député de la Loire Ch-L. Dorian. Elle était également l’amie de Victor Hugo durant ses derniers jours et s'en vantait beaucoup.

Lugné-Poe avec Paul Vogler, avait dessiné les costumes médiévaux sur les conseils de Maeterlinck. Vert pour Pelléas, mauve pour Mélisande et, écrit Maeterlinck à Lugné-Poe, "une robe simple et dessinant bien le corps, le cou bien dégagé, la taille haute, la robe très longue devant et derrière de façon à cacher les pieds. Ceinture orfévrée, peut-être quelques pierreries au col et aux manches (en évitant naturellement les périls de la verroterie). Pour la coiffure, que dirais-tu de rubans violets tressés dans les cheveux (en évitant naturellement le grec) ou bien simplement quelque feuillage un peu bizarre ? "

Maeterlinck envoyait des dessins du peintre Walter Crane, l’illustrateur de Tennyson. Lugné-Poe s’inspirait plutôt de ses amis Nabis, surtout pour l’atmosphère générale.

Le style W. Crane contre le style du groupe Nabis (fondé par Paul Sérusier).

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Les critiques dramatiques, toujours bons juges, s’imaginèrent retrouver toutes les situations théâtrales connues, depuis Shakespeare jusqu’à Courteline, en passant par Musset, Poe, Feuillet et Augier. Dans l’ensemble cette représentation fut bien accueillie malgré les réticences habituelles de quelques symbolistes et des réserves sur le jeu des acteurs jugé parfois affecté.

Pendant cette matinée sensationnelle, Maeterlinck alla tourner trois ou quatre fois dans les rues autour du Palais-Royal. Ses cheveux, il nous le dit ensuite, avaient démesurément poussé pendant la matinée. C’était un phénomène assez curieux : chaque fois que Maeterlinck, énervé par une représentation ou par un fait touchant une de ses représentations, venait à Paris, ses cheveux croissaient en quelques heures au point qu’il devait ensuite passer chez un coiffeur.
De cette pièce, Maurice Maeterlinck dira : "C’est une aventure de jeunesse que j’ai transposée. Il ne faut jamais chercher très loin."


Lettres de Maeterlinck à Lugné-Poe :

Mon cher Lugné, la distribution de Pelléas me semble parfaite. Il me reste cependant un désir : il y a dans la scène I au IV, un rôle de vieille servante, qui n’est pas bien long, mais auquel j’attache quelque importance parce qu’il prépare l’atmosphère où se meut la scène finale. J’ai vu l’an dernier, Madame France, à Bruxelles et depuis, je l’aperçois parfaite en ce rôle. On m’a dit qu’elle consentirait peut-être à l’accepter - serait-il possible de la voir ? Les mains,    M.M.

Mon cher Lugné-Poe, Pour les costumes XI°, XII° siècle, ou bien selon Memling (XV° siècle) comme vous voudrez et selon les circonstances - le plus important serait d’en harmoniser les nuances entre elles et aux décors. J’admire l’acuité de votre remarque au sujet de Golaud dans les souterrains. Non il n’y a pas fait descendre Pelléas avec le dessein de l’y tuer, mais d’abord simplement en se mentant à soi-même, pour le motif qu’il dit de rechercher les sources qui empoisonnent le château, ensuite, dans le désir de l’avoir là, seul et loin de tous et de pouvoir lui parler librement et gravement de ses soupçons dans l’obscurité. Seulement, une fois qu’ils y sont, il sent qu’un seul mot troublerait la sorte de prestige qui le retient, qu’il éclaterait et aurait tué son frère (c’est pourquoi il n’osera parler qu’au grand jour et sous les yeux lointains des gens du château). Enfin, au fond de lui-même, par une tentation mauvaise, qu’il ne s’avoue pas de jouer ainsi au bord d’un crime, le plaisir comme vous dites, du sentiment de faiblesse de Pelléas dans sa main, et l’espoir, peut-être de je ne sais quel accident et quel hasard dont il ne serait pas seul coupable...
Bien cordialement vôtre et merci,      M.M.

Gand, 22 février,
Mon cher Lugné-Poe, Vous êtes un merveilleux artiste, et que je suis heureux d’avoir eu en vous seul et sans hésitation, la confiance la plus absolue, et que je suis sûr, maintenant que tout ira bien !... Ce que vous m’écrivez de la manière dont vous entendez, et dirigez la pièce est d’un artiste admirable et je ne regrette qu’une chose, c’est que vous ne puissiez pas être Golaud. Quelles émotions profondes n’y perdrons-nous pas !... Je dois aussi une bien grande reconnaissance à Mademoiselle Camée, de ce qu’elle veuille bien accepter ce petit rôle de Geneviève, afin que cela aussi devienne beau et parfait. Il y a dans le rôle de Mélisande une réplique à supprimer (acte III, page 12, ligne 11) où elle dit : "Je suis affreuse ainsi" c’est en effet une affreuse coquetterie de modiste et je verrai à remplacer le propos - de même la chanson qu’elle chante me déplaît et je donnerai à choisir à Mademoiselle Meuris, entre une trentaine d’autres que j’ai faites, celle qui lui semblera convenir le mieux. Si quelque autre chose vous choquait aux répétitions veuillez me le dire, vous avez si bien pénétré l'œuvre que vous ne pouvez plus vous tromper et qu’en ce moment vous y voyez plus clair que moi. Ah ! que j’admire votre dévouement beau et pur ; et pourquoi vous dire combien je vous en suis reconnaissant...    M.M.
P.S. Voici mon adresse exacte en hiver : 22, Bd Frère-Orban, en envoyant la lettre à Oostacker il y a un retard de plus de 24 heures.

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La pièce sera représentée à Bruxelles au théâtre du Parc le 5 ou le 11 juin 1893 (selon les biographes), sous la direction de Lugné-Poe.
Maurice Maeterlinck refuse cette année encore de faire des conférences, sa voix se brisant après 5 minutes.


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En 1894, il publie une traduction d’"Annabella" (‘tis pity she’s a whore : Quel dommage que ce soit une prostituée) drame de John Ford, représenté au Théâtre de l’Oeuvre le 6 novembre 1894. Assistent à la représentation Jules Renard, Léon Daudet, Mallarmé, Colette Willy.
1894 est aussi l’année où il écrit la "Préface aux Sept Essais d’Emerson" traduits par Marie Mali.

Vinrent ensuite les trois petits drames pour marionnettes : "Alladines et Palomides" (dédié à Laurence Alma-Tadema sa traductrice anglaise avec laquelle Maeterlinck a une liaison parmi tant d'autres) ; "Intérieur" publiés en 1894 et joués au Théâtre de l’Oeuvre le 15 mars 1895. Dirigé par Sardou, Lugné-Poe tenait le rôle du vieillard, tandis que S. Desprès celui de Marthe. Les décors étaient du peintre William Degouve de Nuncques. La générale eut lieu le 14 mars 1895 à 14 heures et la première le 15 à 20 heures. Maurice Maeterlinck se rendit à Paris le 4 mars pour assister aux préparatifs de cette représentation. Elle sera reprise à la Comédie-Française en 1919.

Maurice Maeterlinck publie ensuite "La Mort de Tintagiles" qui est une "Oeuvre d’inquiétude et d’angoisse" dans laquelle la présence ténébreuse, hypocritement active de la mort, remplit tous les interstices du poème et où il n’est répondu au problème de l’existence que par l’énigme de son anéantissement. La partition musicale de "La Mort de Tintagiles" sera écrite en 1905 par Jean Nouguès.

Au Théâtre des Mathurins le 28 décembre 1905, Georgette Leblanc jouera le rôle d’Ygraine dans "La Mort de Tintagiles", avec Nina Russell (Bellangère), Stéphane Austin (Aglovale) et Tosti Russell.

A son éditeur Lacomblez, il confiera qu’il a très peu travaillé durant cet été là, il abandonne son projet d'une traduction de Novalis "ce qui pourrait être qu'une traduction intéressant fort peu de lecteurs et précédée d'une préface qu'il est presque inutile d'écrire [....] préférant vivre par moments", même s’il travaille "à des petites choses innocentes" entre autres "un essai sur les abeilles."

Puis viendront une traduction des "Disciples à Saïs" et des "Fragments de Novalis".
André Poniatowski lance en 1895 la luxueuse "Revue franco-américaine" dont le premier numéro paraît en mai. Maurice Maeterlinck collabore à cette édition, comme Maurice Leblanc, Alphonse Allais, Mallarmé, Robert de Montesquiou. Malheureusement la revue disparaît au bout de trois mois.





4 - LA RENCONTRE



 (1895)



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Autoportrait de Georgette Leblanc

Le 11 janvier 1895, après la représentation de la pièce "Le Père" de Strindberg, Maurice Maeterlinck assiste à une soirée ("un souper après spectacle") chez le grand avocat Edmond Picart, dans son hôtel de l’avenue de la Toison d’or. De nombreux artistes sont invités. Maurice Maeterlinck (33 ans) rencontre Georgette Leblanc (26 ans) chanteuse lyrique, "romanesque, extravagante, férue de poésie et de philosophie transcendantale" dira Roland Mortier. Elle avait interprété cette année là "La Navarraise", et "Carmen" de Bizet, au théâtre de la Monnaie à Bruxelles.

Elle habite alors 18, place des Martyrs, près de la place de la Monnaie. Elle a été invitée en même temps que Maeterlinck grâce à la complicité du couple Madeleine et Octave Maus qui éprouvent pour elle une grande sympathie et qui connaissent son envie de rencontrer l'écrivain.
Elle est la sœur de Maurice Leblanc, le célèbre auteur d’Arsène Lupin (né à Rouen le 11 décembre 1864 et mort à Perpignan le 6 novembre 1941). Elle deviendra la compagne de Maurice Maeterlinck.

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Maurice Leblanc

Georgette est née à Rouen le 8 février 1869 à une heure et demie du matin, et non en 1873 comme elle le fera croire pour se rajeunir. Elle est la fille d’un négociant, Emile Leblanc et de son épouse née Blanche Brohy, locataires dans une demeure bourgeoise bâtie à la fin du XVIII° siècle, rue de Fontenelle, à l’emplacement de l’ancienne forteresse du Vieux Palais. Georgette désigne son père comme "armateur" pour avoir créé des lignes de navigation entre l’Angleterre et la France. En fait, à cette date, il s’occupe du commerce de la houille anglaise qui arrive à Rouen par bateaux, combustible pour les nombreuses usines de la banlieue. André Maurois dépeindra deux "aristocraties" à Rouen, qui se jalousaient : celle du port et celle du coton. Emile faisait partie de celle du port. Il n'avait aucune origine vénitienne comme sa fille voudra le faire croire dans ses biographies d'actrice, étant seulement d'origine normande et plus précisément rouennaise.
Plus tard, en 1873, la famille achètera une maison rue du Baillage face au jardin Solférino. "Un jardin public s'étendait devant notre maison. De mon balcon, au printemps j'arrangeais mes premiers échanges avec le monde." précisera Georgette dans les "Souvenirs".Elle prend des leçons d’orgue chez Aloys Klein "le grand éditeur de musique de Rouen" installé 65, rue Ganterie. Il porte barbe, moustache, et un binocle à la Zola.

C’est chez lui qu’un jour elle rencontre Massenet. Avec son amie Nelly-Rose au piano, Georgette chante lors de réceptions données par ses parents. Le 27 mai 1880, elle fait sa première communion ; une réunion de famille se déroule "dans la grande salle à manger que mon père vient de faire construire et dont il est si fier". "Pour se distraire on va voir le prestidigitateur Pickman, de passage à Rouen." La famille Leblanc donne de grands dîners, comme de coutume dans la bourgeoisie ; la cave contient mille bouteilles de grands crus.

Sa mère Blanche est morte, à l’âge de quarante et un ans, le mardi 27 janvier 1885 à sept heures du soir. Georgette avait alors quinze ans. De sa mère, Georgette dira : "De vieille famille normande, elle avait les qualités de sa race. Elle était forte, gaie, sensée mais sensible." On pourrait faire la même description pour Georgette : gaie, sensée mais sensible. Son frère Maurice avait également une sensibilité "excessive" aux dires de sa sœur.
Elle passe des vacances chez son oncle dans la propriété "Le Courtil", face à l'abbaye de Jumièges et proche de Saint-Wandrille. Elle est alors élevée et surveillée par de vieux domestiques : une cuisinière, un domestique Alexandre, deux bonnes Madame Lieuvin et Mademoiselle King. Son père ne quitte guère ses bureaux en ville. Il est sévère et Maurice Leblanc confesse "Mon père ne plaisante pas sur mes heures de sortie nocturne" (à l’époque de ses vingt ans). Georgette noircit encore le tableau au point que l’on désigne ce père comme "fou de colère" devant les fugues de sa fille qui voulait quitter la maison paternelle pour rencontrer Sarah Bernhardt. Après plusieurs tentatives pour être reçue par l’artiste, elle s’échappe un matin, prend le train, débarque à la gare Saint-Lazare, se fait conduire boulevard Pereire et, toute émue, tend en entrant ses fleurs au domestique et son parapluie à Sarah. La comédienne l’accueille gentiment, lui fait chanter un air d’opéra et déclamer deux fables de La Fontaine. Verdict de Sarah Bernhardt : "Mon enfant, vous serez tragédienne ou chanteuse, comme vous voudrez."

Seule, elle passe son temps à chanter, dessiner et sculpter. Elle est l’élève du sculpteur Alphonse Guilloux et réalise en 1890 un "buste de Madame S". Elle se prend à rêver de faire une carrière à Paris. Son frère la dépeint ainsi : "On l’entendait et on la voyait à peine, car ses goûts la portaient à être seule et à se taire. Les grands rideaux des fenêtres constituaient sa cachette favorite... Elle restait dans un coin, vaguement orgueilleuse de pouvoir supporter la solitude. Elle y puisait un sentiment obscur d’originalité, qui la disposait à s’accommoder de tout, sans se plaindre, et même à s’infliger de légères privations" (Elle sera le personnage de Claire dans "L’Enthousiasme" roman de M. Leblanc de 1901). Dans les "Souvenirs" elle évoque un penchant idéaliste pour deux amitiés féminines.

Georgette et son frère sont émancipés le 24 février 1885 du fait de la succession de leur mère. A la lecture de l'inventaire après décès, on peut juger que la famille Leblanc est aisée. La sœur et le frère, ayant les mêmes aspirations, devinrent "alliés" car à Rouen "les préjugés étaient grands et les esprits étroits." Ils entretiendront cette complicité toute leur vie. Sa sœur Jehanne est déjà mariée et son frère, dès 1888, s’absentait souvent du fait de voyages et de son installation à Paris. De son premier amour elle dira : "Mon fiancé n’eut pas le courage de survivre au refus de mon père, qui voyait en lui le défenseur ardent de ma libération." Pour fuir cette bourgeoisie et son père elle avouera à son frère qu'elle veut être libre comme lui "Pour les mêmes (raisons) que toi, et pour d'autres que je ne m'explique pas bien, mais qui sont très anciennes déjà, qui m'ont toujours remuée. J'ai besoin de me manifester, dans un sens ou dans l'autre. Et puis l'on m'a trop comprimée jusqu'ici. Je veux être heureuse à ma façon, choisir ma vie et la choisir librement."

Comme plan d’évasion pour quitter sa famille, elle ne conçoit qu’un "mariage blanc". A d'autres intimes, elle dira qu'il lui fut imposé par son père. Le contrat de mariage est conclu le 19 avril 1891 avec un Espagnol né à Saragosse, dénommé Bonaventura Juan Minuesa (mariage civil à l'Hôtel de ville et religieux à l'église Saint-Godard, le 22 avril 1891). "Les fêtes du déjeuner rejoignirent celles du dîner, puis on dansa." Minuesa était négociant à Paris, demeurait au 32 rue de l’Echiquier ; il avait trente et un ans. Il apporte 27 000 francs ; Georgette a une dot de plus de 100 000 francs.

Elle se séparera de ce mari au bout de dix mois. "Je ne concevais pas dans quelles tragédies feuilletonesques je m’engageais. J’en sortis après une année, de luttes avec cet époux véhicule qui, soutenu par les lois, prétendait jouer le rôle qu’elles lui conféraient." Elle en sort "ornée d’ecchymoses"… "un docteur déposa une plainte au Parquet. On m'enleva, au nom de la loi, pour me mettre dans une maison de repos, rue du Ranelagh."
L'été 1892, Georgette passe des vacances à Allevard-les-Bains dans les Alpes avec son frère. Elle profite d'une séparation de corps et de biens de son mari, prononcée par le Tribunal civil de la Seine en date du 13 décembre 1894. Elle loge alors dans un appartement avec atelier avenue Victor Hugo surnommé "la gare", que lui a trouvé son frère Maurice. "Quand je rentre dans mon coin solitaire, quand je mets la clé dans la serrure, mon cœur tremble comme si j'approchais d'un être aimé." Très vite cet appartement devient le lieu de rencontre des littérateurs, sculpteurs, peintres et musiciens de l’époque : Louis Fabulet ami de son frère, Georges Rodenbach le poète belge, Josephin Péladan qui se fait appeler "Sâr" et veut convertir à l’ésotérisme les milieux littéraires, Elémir Bourges futur académicien Goncourt, Bazalgette, Georges Maurevert, Maurice Rollinat, Henri de Groux le grand ami de Léon Bloy, Joseph Granié "auquel elle inspira un adorable portrait", Gabriel Fabre, Henry Bauër qui l’invite souvent à partager sa loge au théâtre. Maurevert dépeint cet appartement "plein d’étoffes antiques, de bibelots rares, de gravures, d’esquisses."

Elle était de petite taille et pour se grandir elle portait de très hauts talons. Elle se promenait souvent vêtue de robes de style médiéval, ferronnière au front, avec deux lévriers blancs tenus en laisse. Nous retrouverons d’autres lévriers blancs, quelques années plus tard, dans la vie de Maeterlinck auprès de sa deuxième compagne, Renée Dahon-Maeterlinck.

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G. Leblanc

Le 23 novembre 1893, dans "L’Attaque du Moulin" d’après Zola, elle fait ses débuts à l’Opéra Comique de Paris et crée le rôle de Françoise. Elle joue ce drame lyrique en quatre actes de Louis Gallet, musique d’Alfred Bruneau, au théâtre des Arts de Rouen à partir du 20 janvier 1894. "N’ayant dû son éducation musicale et théâtrale à aucun Conservatoire, elle avait tous les défauts et toutes les qualités d’une autodidacte. Elle se dépensait avec une fougue qu’elle-même aujourd’hui juge un peu luxuriante."

Au vernissage de l’exposition du Champ de Mars, en 1894, en compagnie de son frère Maurice, véritable dandy (un garçon doux mais bizarrement accoutré de redingotes moyenâgeuses, de cravates véritables reposoirs pour camées), Georgette suscite aussi l’étonnement en portant "une toilette véritablement sensationnelle", "nonchalamment appuyée au bras du jeune esthète brun" Léon Bazalgette. Les choix vestimentaires seront toujours pour la famille Leblanc une affaire bien plus grave qu'ils ne sont pour le commun des mortels.

Gérard Harry la décrit ainsi : "Une intelligence capable de donner, en échange de ce qu’elle reçoit, tout ce que peut donner à un mâle esprit d’élite, l’esprit d’une femme assez douée pour arriver jusqu’à lui, lui parler, le comprendre et interpréter ses créations si génialement."

C’est : "Un être délicieux, fantasque, raisonnable, et un peu fou..." pour Van Lerberghe. Selon Maurice Martin du Gard elle est : "Pleine de talent, certes, trop pleine, et d’énergie, d’exubérance, de malédiction peut-être, assurément de bruit..." Elle aimait un peu scandaliser le bourgeois tant par ses toilettes que par ses attitudes. Elle avait du tempérament : le journaliste Jules Huret du Figaro ayant dit à M. Maeterlinck : "Je ne verrai jamais votre femme. Je n’imagine pas Maeterlinck vivant avec une actrice." Georgette Leblanc obligea le journaliste à la rencontrer, (il ne put fuir), "Je vous force à me connaître. Après, si vous me détestez, je n’aurai rien à dire ; mais d’abord nous allons causer ensemble..." Jules Renard la qualifiait ainsi : "elle est quelquefois très jolie. Elle a un sourire de tout le visage, qui est charmant."

 

Par son frère, dès 1890, elle avait entendu parler du poète belge : "quand j’étais petite fille en province, mon frère, Maurice Leblanc, m’avait parlé du poète que Mirbeau venait de proclamer le Shakespeare belge." Elle s’enflamma pour l’Introduction aux Essais d’Emerson qu’il lui avait envoyée (Dans ses Souvenirs c’est Camille Mauclair qui lui aurait donné ce livre). Elle voulut le voir et se fit engager au théâtre de la Monnaie à Bruxelles.

C’est Octave Maus qui devait organiser la rencontre. Georgette l’avait connu par l’intermédiaire de son frère qui avait dédicacé, dans le Gil Blas de 1894, trois de ses Contes essentiels au critique d’art "d’avant-garde" qu’il connaissait bien. Maurice l’avait mise en garde : "Pourquoi désires-tu approcher l’homme ? Les plus grands écrivains sont toujours inférieurs à leurs œuvres, attendu qu’ils mettent dans celles-ci ce qu’ils ont de meilleur." Ce que Georgette ne précise pas, c’est qu’elle eut une liaison avec Camille Mauclair, journaliste et critique d'art, à Bruxelles qui lui fit découvrir les œuvres de Maeterlinck.

Mauclair racontera à Maurice de Waleffe : "Vivant alors à Bruxelles avec Georgette, qui chantait Carmen à la Monnaie, je tombai malade, Maeterlinck vint me voir, Georgette me soignait, et ce fut l’aventure banale de Musset à Venise, quand George Sand le plante là pour le robuste docteur Pagello : pendant que je délirais, mon amie fila avec mon ami." En fait Camille Mauclair écrit à Maurice Maeterlinck : "Mme Leblanc, que tu ne connais pas, est une chanteuse du monde, très belle, très jeune. C'est ma maîtresse… Je l'aime beaucoup… Je crois que si elle jouait une chose de toi ce serait la Mélisande que Debussy a faite sur ton drame." Paul Léautaud, dans son Journal Littéraire au 29 janvier 1906, parle de "Mauclair très menteur, très vantard, se vantant partout d’être l’amant de G. L. qui venait chez lui, nue sous une simple fourrure,..." Georgette ne devait plus revoir Camille Mauclair.

L'ancien patron d’Octave Maus, l’avocat Edmond Picard, offrit donc un souper pour favoriser cette rencontre, le 11 janvier 1895. Picard dit à Georgette : "Vous ne savez donc pas qu’il est vieux ? ". Elle répondit : "Qu’importe, il est mon Dieu". De manière théâtrale, calculant ses effets, l’avocat avait attendu que tous les invités fussent réunis dans la même pièce pour faire apparaître Georgette dans une longue robe de velours à fleurs d’or. Puis il conduisit l’actrice au fond du salon devant un grand jeune homme fumant la pipe, portant une moustache brune mêlée de gris et "une mouche sous la lèvre inférieure, selon la mode Napoléon III." A sa vue elle murmura : "Quel bonheur il est jeune ! " Elle s'assit à table entre Picard et Lemonnier, face à Maurice Maeterlinck, apprit tous les détails de sa vie, et lorsque les plaisanteries arrivèrent sur les prouesses de Maeterlinck en tant qu’avocat il répondit : "Je ne plaiderai plus. Je conduis mes clients en prison. Fini, fini." Sa parole était difficile et "avançait comme une automobile qui fait "des ratés", On aurait voulu venir à son secours en finissant ses phrases." Ce solitaire, qui ne résistait pas au charme des femmes, succomba à celui de Georgette. Elle voulut visiter Gand, il se proposa de lui servir de guide, de lui écrire, de lui envoyer un livre…

Elle le veut. Elle dira : "Je rapporte simplement de mon séjour à Bruxelles une profonde affection : celle de Maeterlinck. Il est vrai, n’est-ce pas, que celle-là peut compter pour dix ordinaires ! "

 

 

 

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Maurice et Georgette vivront vingt quatre ans ensemble ou plutôt elle les vivra à ses côtés. Elle sera "son inspiratrice et la propagatrice de son œuvre, qui jusque-là teintée de fatalisme s’orientera vers des formulations plus positives, un art plus transparent et une philosophie moins désespérée." Jean-Marie Andrieu pense que : "Maeterlinck doit également à Georgette Leblanc d’avoir perdu une certaine lourdeur de scribe célibataire". Charles De Trooz définit son influence par ces mots : "Georgette Leblanc n’a pas changé Maeterlinck, mais elle n’a pas été étrangère au fait que l’âme de son théâtre allait changer.

Maurice Maeterlinck lui propose de la revoir, de venir à Gand. Portant imperméable Mac Farlane et chapeau melon sur le quai de la gare de Gand il l’attend, un cigare à la bouche. A chacune de leurs rencontres il apportait un livre, choisissait un passage et le lisait. C’était le "la" spirituel qui accordait les âmes" dira Georgette. A leur première rencontre il choisit un morceau d’un philosophe du III° siècle, les Ennéades de Plotin : "Jamais, l’œil n’eût aperçu le soleil s’il n’avait d’abord pris la forme du soleil. De même l’âme ne saurait voir la beauté si, d’abord, elle ne devenait belle elle-même."

Elle l’invite à son tour, ils se voient deux fois par semaine, parfois plus. "Un jour nous nous retrouvâmes au vernissage d’une exposition. Il portait un ulster de voyage, de grosses bottines de chasse et un vieux chapeau. Moi, j’avais un costume aussi joli qu’absurde, copie exacte d’une madone de Quentin Metsys. Unis par la même indifférence au ridicule, nous formions le couple le plus hétéroclite que l’on pût imaginer. Il m’offrit son bras ; nous circulâmes très amusés du scandale que nous causions... J’étais toujours vêtue en "tableau". Je me promenais en "Van Eyck", en allégorie de Rubens ou en Vierge de Memling ! "


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Ils se revoient et voyagent en Belgique, à Malines, à la cathédrale Saint-Rambaut, puis à Flessingue et à Middelbourg. Elle lui écrit de très longues lettres auxquelles il répond fidèlement. Il déclare : "Je crois que nous vivons quelque chose qui n’est peut-être pas sans précédent, car il faut bien que tout soit arrivé, mais en tout cas je n’ai jamais trouvé un homme, un livre ou une âme qui en ait parlé jusqu’ici." Il lui envoie des livres avec pour dédicace : "A l’héroïne des grands rêves."

Maurice Maeterlinck assiste à la première de Carmen le 23 mars 1895. Le lendemain, il lui écrit : "Vous êtes là comme une flamme à laquelle on se brûle au milieu des flammes peintes sur le mur." Plus tard il lui dira encore : "Je viens de découvrir le plus grand des fantômes dont je te parlais l’autrefois ; et je crois que c’est ta beauté. Elle me semble vraiment un troisième personnage venu d’un autre monde qui assistait à tous nos entretiens, de sorte que nous n’avons jamais été seuls jusqu’ici. Il faudra que je m’y accoutume pour qu’elle ne me distraie plus."

 

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G. Leblanc dans le rôle de Carmen

Le jeudi saint 1895 un amour, une passion hors du commun naissait. "Tu m’as fait comprendre que jusqu’ici je fus éclairé surtout par la lumière que je projetais sur les autres. Pour la première fois, j’ai reçu de toi un contact direct une impulsion cérébrale si forte qu’elle me domine encore." Elle répond "Adieu Maurice, je t’embrasse sur la bouche et sur l’âme." Et lui de répondre : "Je t’aime Georgette, je te vois dans tout ce que je touche, je suis à la fois ici et là-bas et je ne souffre pas encore à force de t’aimer et d’être heureux." C’est le début d’une importante correspondance que Maeterlinck encouragera du fait des talents d’écriture de Georgette.

De leur voyage fin mai 1895 à l’île de Walcheren il parlera de "voyage de noce". En juin 1895, Maeterlinck séjourne en Angleterre, où il retrouve sa très chère traductrice Laurence Alma-Tadema, puis il rejoint Georgette à Gérardmer dans les Vosges. Maeterlinck était allé se promener. "Je l’attendais à la fenêtre. Il parut. Son chapeau de paille était baissé sur ses yeux ; d’une main il tenait un livre de l’autre, une fleur. Il me l’apporta. C’était une simple fleur de prairie cinq pétales blancs surmontant une longue tige sans feuille."

Il allait d’un amour à l’autre sans problème, chaque femme lui apportant une partie de la femme idéale.


Qui est Maurice Maeterlinck à cette époque ?

Jules Renard le dépeint comme : "Un ouvrier belge qui s’est acheté un chapeau trop petit et des culottes trop larges." En effet, il s’habille selon les simples nécessités pratiques, sans le moindre raffinement "un veston à martingale ; un peu court dans le dos et un vieux chapeau de feutre souple, relevé derrière, baissé sur les yeux." Il est brun, a une carrure imposante "lourde et carrée de paysan flamand", des mains de mécanicien et un regard bleu clair, une mine placide et accueillante de propriétaire rural qui n’aurait d’autre souci que la chasse et la perception périodique de ses fermages. Il ne rit guère mais sourit, "son visage rose s’animait, sa bouche prenait une expression enfantine qui contrastait avec ses nobles cheveux blancs."

Lui qui aime les livres, reproche à sa province natale son peu de goût pour les arts et les lettres. "Dans nos régions, la bibliothèque est soigneusement dissimulée au grenier ou dans un placard comme une chose qu’il est indécent de montrer."

Il travaille régulièrement, tous les matins (réservant les après midi au sport et à la correspondance), en silence, sans jamais parler de ce qu’il écrit, presque sans ratures, d’une écriture nette, mais sans terminer les adverbes qui lui paraissent trop longs.

Gérard Harry dit aussi de lui : "Il a toujours su écouter autrui, à telles enseignes que ses idées en subirent autrefois l’influence". "On n’imagine guère homme plus simple et moins pédant d’allure que cet érudit ; personnage moins disert et plus timide que cet écrivain abondant et qui s’exprime par la plume avec une sûreté si voisine de l’autorité ; allures plus paisiblement bourgeoises que celles de ce triomphant poète et philosophe enveloppé, pourtant d’un si rayonnant prestige."

"Il n’aime que les murs blancs, les chambres claires, tout ce qui est net et reluisant." Aussi, il est dérouté par la pièce donnant sur la place des Martyrs où Georgette Leblanc loge. Il a en effet horreur des vieux meubles. Celui qu’elle appelle "Momo" écrit : "Et les châteaux rêvés sont les seuls habitables."

Il est avare et généreux à la fois, Pierre Descaves le dépeint comme : "Opulent, prodigue et soudain retenu par des vertus d’économie bien bourgeoises." A son ami Gérard Harry qui se réfugie en Angleterre devant l’avancée des armées allemandes en Belgique durant la grande guerre il écrit : "Vous devez être bien démuni de ressources. Alors je suis là. Un signe de vous, la moitié de mon avoir actuel est à votre disposition." C’est un excellent homme d’affaires lorsqu’il s’agit de ses œuvres : il recommande : "Il ne faut jamais répondre tout de suite à une offre. Laissez passer le temps ; quand l’acheteur croit tout perdu, télégraphiez. Demandez trois fois plus. Ca ne rate jamais."

Il est fidèle en amitié. Une dédicace de son ami Cyriel Buysse est pour lui comme un clou d'or dans l'une des trois ou quatre amitiés réelles et totales de sa vie.

Il fait honneur aux repas comme tout flamand et apprécie les grands vins, mais "on devait se mettre à table à l’heure exacte et, sous aucun prétexte, on ne pouvait être dérangé." Mais lui, si glouton, qui aime les viandes rouges (les carbonnades flamandes sont un de ses plats préférés), est aussi capable de ne plus manger que des légumes et se faire l’apôtre du régime végétarien.

Il avoue : "Je suis intérieurement dévoré par les nerfs." Certaines voix lui sont insupportables ; à les entendre, des violences l’étourdissent, il lui arrive de tomber en syncope. Maurice Martin du Gard rapporte dans la Revue des Deux Mondes du 1er février 1960 : "Jadis, une nervosité folle, une angoisse, un agacement pour les moindres choses... Le calme maintenant, presque plus de méfiance, jamais triste, c’est trop bête."

Pour retrouver son équilibre, il fait appel aux sports et pratique toujours la boxe (il suivra avec passion le match de Carpentier), l’épée, mais aussi le patinage, le canotage, la bicyclette, le vélo-moteur, puis la moto et "l’automobile de la première heure", une De Dion Bouton.

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Il aime les animaux, particulièrement les chiens : le loup de Poméranie "Louis" du temps où il habitait chez ses parents, Adhémar, Gaston, Delphine, Jules, Golaud le Bull, du temps de Georgette Leblanc ("Nos Chiens" publié en 1919), Mytil le pékinois, Mélisande la lévrière, Pelléas qui le suivra aux U.S.A.. Il n’aime pas les chats et tuera la chatte de Georgette d’un coup de revolver entre les deux yeux lorsqu’ils habiteront rue Raynouard. Il oubliera à la cave la ruche tant aimée et observée pour le livre "Les Abeilles", pour retrouver au printemps les cadavres de celles qui seront à l’origine d’une fortune en droits d’auteur. Mais il s’inscrira dans les premiers à la Société Internationale Antivivisectionniste.


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Pour Georgette : "C’est un être qui ne se livre pas ; quelque chose qui l’isole du monde l’isole encore de moi, quoiqu’il s’approche chaque jour davantage. Il ne se défend pas, mais il est défendu par tout un passé de silence et de solitude, une solitude plus réelle que celle qui consiste à vivre seul. Cette habitude profonde s’élève entre nous. Il me semble disputer notre bonheur à une force contraire."

Dans son agenda à la date des 8 et 9 février 1895 Maeterlinck inscrit : "Et les silences de l'amour disent des choses dont les autres silences ne peuvent pas donner l'idée, car les lèvres de l'amour taisent des choses que d'autres silences ne peuvent taire, car il y a dans ce que taisent les lèvres de l'amour, des choses que d'autres lèvres ne peuvent taire."

Dès le début de leur relation, il lui avoue qu’il a plusieurs maîtresses à la fois, l’une pouvant consoler des rigueurs de l’autre. "Pendant toute la durée de notre vie commune je respectais la liberté de mon compagnon... il fut libre... aussi totalement que si je n’avais pas existé. Sans en abuser, il en usa comme un enfant gâté... d’un air boudeur, il me révélait la cause de ses préoccupations... Et que cette cause fût brune ou blonde, un seul moyen s’imposait pour en affranchir son esprit. "On l’invitera pour prendre le thé" et il concluait négligemment : "Je la reconduirai chez elle." En général leur demeure fut assez proche... quelquefois seulement elles habitèrent plus loin...." Maurice Maeterlinck fut entre autre l'amant de Henriette Maillat, une des muses du Paris littéraire qu' Henry Gauthier-Villards dit Willy, l'époux de Colette, décrivait comme wagnérienne, ésotérique, néo-platonicienne, occultiste, androgyne, primitive, baudelairienne…

Le mariage, Maurice Maeterlinck en parle à Georgette Leblanc au bois de la Cambre au cours d’une promenade, au début de leur liaison. "Le divorce n’existant pas en Espagne, il eût fallu casser l’union à la cour de Rome. L’appui de Poincarré nous était offert, mais une série de démarches s’imposait : papiers à expédier, lettres à écrire, influences à requérir... vraiment c’eût été trop de dérangement", écrira-t-elle.


 

 

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23 décembre 2008

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5 - PARIS ET LA NORMANDIE 


(1896-1901)

Maurice Maeterlinck, quinze ans après avoir quitté le collège, disait encore à Georgette Leblanc "n’avoir pu encore se dégager de l’emprise jésuitique" ; il en distinguait "la marque indélébile sur sa vie et sur son être."

En 1896, entre Gand et la maison de campagne en Vendée prêtée par des amis pour les vacances, Maurice Maeterlinck écrit : "Aglavaine et Sélysette", drame en cinq actes. Oeuvre qui révèle un tournant idéologique, et au sujet de laquelle on a jugé qu’elle témoignait "d’un changement immense et lumineux" dans sa vie. Pour la première fois l'héroïne est consciente, elle s'oppose à la fatalité à travers sa volonté de bonheur, d'espérance. Aglavaine est "la femme élue que le sort nous réserve à tous." A l'image de Georgette, il crée l’héroïne Aglavaine si parfaite qu’elle rend toute tragédie impossible et qu’il faut la "doubler" par la plus humaine Sélysette. "Tu es si belle, (écrivait Maurice à Georgette) qu’un être comme toi ne peut entrer dans un drame sans le transformer en poème de bonheur et d’amour..."

"Même si tu n'avais pas été femme, tu aurais été le seul être que j'eusse jamais aimé complètement. C'est étonnant comme les plus simples choses de notre simple vie commune de cet été, alors que nous croyions ne rien faire que nous aimer comme des enfants, représentent aujourd'hui de merveilles, et comme le moindre geste, un mot ou un sourire de toi sont devenus de grands trésors sur lesquels mon âme se penche sans relâche pour y puiser toujours."

La pièce est représentée pour la première fois au Théâtre de l’Odéon le 14 décembre 1896. Le personnage de Sélysette n'est autre que Laurence Alma-Tadema avec qui Maurice a rompu.

Maeterlinck termine également l’écriture de "Trésor des Humbles" œuvre dans laquelle se trouveraient diverses pensées revenant à Georgette Leblanc. L'évolution métaphysique du Trésor des Humbles va vers plus d'optimisme.
"Le silence est l'élément dans lequel se forment les grandes choses. Tous les hommes considérables s'abstiennent de bavarder… Essayons nous-mêmes de retenir notre langue pendant un jour ; et le lendemain, comme nos desseins et nos devoirs seront plus clairs ! … La parole est trop souvent l'art non seulement de cacher, mais d'étouffer et de suspendre la pensée… Celle-ci ne travaille que dans le silence…"
"Dès que nous avons quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire."

La vraie communication entre les âmes ne se fait point par la parole, elle n'en est que le signe extérieur. Les plus beaux souvenirs que nous pouvons évoquer à propos d'un être cher sont les silences que nous avons partagés.
"Les âmes se pèsent dans le silence comme l'or et l'argent se pèsent dans l'eau pure, et les paroles que nous prononçons n'ont de sens que grâce au silence où elles baignent. Si je dis à quelqu'un que je l'aime, il ne comprendra pas ce que j'ai dit à mille autres peut-être ; mais le silence qui suivra, si je l'aime en effet, montrera jusqu'où plongèrent aujourd'hui les racines de ce mot, et fera naître une certitude silencieuse à son tour, et ce silence et cette certitude ne seront pas deux fois les mêmes dans une vie."

Pour Maeterlinck, ce qui compte c'est ce que nous pouvons entrevoir dans les silences. Nos âmes ne s'aperçoivent vraiment que si nous faisons abstraction de nos sens et de notre intelligence. Cet élément purement spirituel qui constitue le fonds de nous-mêmes nous permet d'établir entre les êtres les plus humbles, les animaux, les arbres, les fleurs, les plantes, les choses, des rapports mystérieux et directs.

C'est par ce côté de l'âme que nous rencontrons celui que le destin nous réserve. "Nous sommes avertis dès le premier regard." Ce premier regard de l'amour sort du foyer éternel de notre être pour aller éclairer d'une lumière inaccessible à nos sens et notre intelligence le foyer éternel de l'être que nous aimons.

"Nous supportons à la rigueur le silence isolé, notre propre silence : mais le silence de plusieurs, le silence multiplié, et surtout le silence d'une foule est un fardeau surnaturel dont les âmes les plus fortes redoutent le poids inexplicable."

Les êtres mystiques possèdent cette faculté qui leur permet de sentir la présence de Dieu. Il faut vivre dans la Beauté, la Bonté, l'Amour. "Tachons d'être plus beaux que nous-mêmes. Nous ne dépasserons pas notre âme."

Le tirage de ce livre en 1904 est de 20.000 exemplaires, il augmente de 40.000 entre 1904 et 1914.

1896 est aussi l'année de la mort de Paul Verlaine. Maurice Maeterlinck assiste aux obsèques, le 10 janvier.

En juin Maurice se rend en Angleterre tandis que Georgette Leblanc séjourne à Schinznak en Allemagne, où elle suit une cure pour la gorge, après une saison fatiguante. Georgette dit alors de son frère, : "Il aimait l'œuvre de Maeterlinck. […] Sa compréhension de moi et son tempérament romantique me préservaient des conseils réfrigérants. […] Il fut sympathique à mes émois, mais à la fin de mon récit, il me parla longtemps des responsabilités que nous allions prendre, le poète et moi. C’était superflu : l’amour n’entend que son propre écho."

Lui est à Gand, elle à Bruxelles, et la deuxième saison au Théâtre de la Monnaie n’enrichit pas autant Georgette qu’elle l’espère. Les deux amants ne peuvent vivre ensemble faute de ressources suffisantes.

 

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Pour la saison 1896-1897, elle rejoint l’Opéra de Nice où elle interprète "Thaïs" de Massenet, avec pour partenaire le baryton Henri Stamler (Athanaël). Elle est également l’interprète d’Anita pour la reprise de "La Navarraise". Puis elle part trois mois à Bordeaux. Elle y loue "un meublé, au-dessus d'un grand restaurant pâtissier de la ville", proche du Grand Théâtre.

Maurice Maeterlinck écrit : "L’absence comme la trace laissée par les eaux qui se sont retirées, peut seule nous montrer jusqu’où l’amour est monté." Il la rejoint à Bordeaux, mais pour un bref séjour du fait d'une grippe. Il lui écrit le 3O décembre : "Je songe que cette lettre t’arrivera le dernier jour et les dernières heures de l’année… J’ai passé à côté ou loin de toi une année de douceur, de beauté et d’amour, telle qu’aucun homme n’en a vécu peut-être, car je te considère de plus en plus comme une apparition unique."

Leur échange de correspondance devient de plus en plus important, à croire que Georgette ne passe son temps qu’à jouer et écrire. Mais c’est aussi le plus bel échange de lettres d’amour qui soit. Pendant très longtemps on a cru ses lettres rachetées, brûlées et perdues à jamais. S’il est vrai que les originaux ont dû subir ce sort, fort heureusement des copies dactylographiées furent conservées par la famille de Maurice Leblanc.
Georgette assiste à cette époque à la première d’Ubu Roi.

De Vendée, Maurice Maeterlinck écrit le 17 août à Cyrille Buysse qu’il n’a pas fait dans le nord de l’Italie un tour assez complet mais propose un itinéraire

"Gênes au passage, un jour, va voir le Campo-Santo, pour te tordre, Florence(au moins 8 jours), Pise, 1 jour, Sienne (très pure encore, hors de la route ordinaire, très calme, très belle, 1 jour, 2 jours ou 3 mois selon les goûts). Puis Ravenne, ville tout à fait morte et telle que l’ont laissée les empereurs byzantins et les Goths (puis à 2 heures de Ravenne la Pineta qui est adorable), puis Venise (3ou 4 jours) Puis Vérone, morte exquise, très italienne ; puis Milan, 1 jour, et finir par les 3 lacs." Ce voyage était pour Georgette un peu de calme après la période de ménage à trois qui s’était instauré avec la chère Laurence Alma-Tadema pendant quelque temps à Bruxelles, au grand plaisir de Maurice Maeterlinck bien sûr. Il avait profité de cette coexistence jusque dans les moments les plus intimes, de sorte que Georgette avait pu s’essayer, avec l’accord de Maurice, à son penchant pour le sexe féminin.

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En mars 1897 Maurice Maeterlinck participe à "l’Album" de Mallarmé. "Me voilà bien embarrassé. Il y a peu d’hommes au monde que j’admire et que j’aime autant que Mallarmé. Mais depuis bien longtemps je ne fais plus de vers. Et un fragment spécial de prose pour un album c’est toujours misérable et je ne me sens pas le courage de le tenter. Je ne sais vraiment que faire, et je crois qu’il vaudrait mieux s’en tenir exclusivement aux poètes et ne pas jeter d’ombre sur ces pages. Mallarmé saura bien que je ne l’aime pas moins parce que je me tais."
Toujours en mars, les disciples de Mallarmé lui remettent l’Album de poèmes écrits en son honneur. On retrouve les noms de Rodenbach, Verhaeren, Mockel, Fontainas, Henri de Régnier, Pierre Louis, Paul Claudel, Vielé-Griffin, Paul Valéry. Maeterlinck, n’écrivant plus de vers, donnera un morceau, un Fragment en prose.

A force de persuasion, d’adresse et d’obstination, Georgette décide Maurice Maeterlinck à quitter Gand pour s’installer à Paris après de nombreux aller-retour symptomatiques de son hésitation. Ces séparations sont toujours l’occasion d’écrire les mots les plus doux.

"J’aime mieux n’importe quoi que l’idée que tu pourrais t’imaginer que je t’écris ainsi parce que je t’aime moins que tu m’aimes." Les lettres se suivent, se poursuivent et se croisent. Finalement il la suit, car il voit en elle un être "de vérité profonde et de pure lumière." "Et puis, quel point de repère lumineux tu es toujours en tout ce que je pense. Si je ne t’avais plus, ma Georgette, je ne saurais vraiment plus quel dieu interroger dans le silence de mon âme. ."

Elle lui annonce des retrouvailles prochaines ; il écrit : "Huit jours encore, et c’est tout ce que je pourrais supporter (grâce à beaucoup de lettres). J’en arrive à en désirer deux par jour, et quand j’en ai reçu une le matin, je retourne l’après-midi et le soir à la boîte, comme si j’attendais depuis six mois… Je te dis ceci simplement pour te montrer à quel point toute ma vie se trouve entre tes mains."

Elle s’inquiète du fait qu’il travaille moins, puisqu’il écrit : "Je n’ai pu travailler énormément. Je t’aime trop pour pouvoir travailler tranquillement comme autrefois quand j’étais loin de toi… et c’est à quoi je reconnais que je ne t’ai aimée comme je t’aime aujourd’hui ; car lorsque l’amour est trop grand, il faut des signes de ce genre pour reconnaître qu’il a grandi encore."

"Que c’est bizarre, quand je suis près de toi, on dirait vraiment que je m’amuse à ne pas t’aimer comme tu le mérites. Mais à peine me suis-je éloigné de quelques heures que j’ai la pleine conscience de t’aimer comme tu le mérites et que mon amour est aussi beau et aussi grand que tu es belle et grande."

Georgette retrouve l’Opéra Comique en interprétant "Sapho" de Gounod. Elle rencontre Jules Renard pour la première de "Lorenzaccio" de Musset avec la grande Sarah Bernhardt. Jules Renard rapportera dans son journal, à la date du 5 janvier 1897 : "Hier soir, comme je donnais mon par-dessus à l’ouvreuse, Maurice Leblanc me présente sa sœur. Je vois une tête étrange : deux grands yeux, un grand nez, une grande bouche, et j’entends : - Oh ! , monsieur, je suis heureuse de vous voir. J’admire tant ce que vous faites, et c’est si rare, un écrivain ! A un entracte, je m’excuse auprès de M. Leblanc, (dira J. Renard) : - Dites bien à votre sœur que je ne suis pas aussi sot que j’en ai l’air et que je suis profondément touché. M. Leblanc se répand alors en éloges sur Georgette, - une femme extraordinaire, une grande actrice lyrique et une enthousiaste de chaque instant. J. Renard s’étonne : - Pourquoi aime-t-elle les petites choses que je fais ? A cause de ma sincérité ? Est-ce là le lien qui attache les âmes les plus différentes ?"

Début 1897, Georgette est à Nice à l'hôtel d'Angleterre, où son frère Maurice la rejoint. Dans une lettre, adressée à Georgette qui lui manque, Maurice Maeterlinck ne peut s'empêcher de souligner le " bonheur que Maurice doit avoir en (l') ayant près de lui."

En mars 1897, Georgette loue une petite maison, à Paris la "Villa Dupont", au 48, de la rue Pergolèse. "Une petite avenue si tranquille que les moindres bruits y semblaient insolites." Là Maurice Maeterlinck vient la rejoindre. Mais auparavant il lui écrit : "Je crois qu'il est très dangereux pour une femme seule de coucher au rez-de-chaussée dans une maison située dans un quartier aussi désert… Il serait très facile de pénétrer chez toi par le jardin. Puis on doit savoir maintenant par les ouvriers, etc. qu'il y a de l'argent. Il serait donc prudent, jusqu'à ce que je vienne ou jusqu'à ce que tu aies un bon et solide chien de garde et un revolver que tu saches manier, de coucher rue Piccini", sous-entendu chez Maurice Leblanc. (Maeterlinck avait toujours à la tête de son lit un couteau corse, un revolver ou un fusil pour pallier toute éventualité.)

C’est un petit rez-de-chaussée, donnant sur un très petit jardin. Dans un style clair et pimpant, murs blanchis à la chaux, cuivres rutilants, sujets peints de couleurs vives, divans et sièges profonds. C’est un logis d’artiste dont les "épais rideaux lamés se reflètent sur le parquet poli."
Ce lieu deviendra un "salon" littéraire et musical où viendront Anatole France, Camille Saint-Saëns, Jules Huret, Oscar Wilde, Paul Fort, Stéphane Mallarmé, Rachilde. Henry Gauthier-Villars plus connu sous le nom de Willy et Colette son épouse font partie des amis proches de Maurice et Georgette, qui recevront également Jules Renard, Rodin, Jean Lorrain, Barrès, le peintre La Gandera, le docteur Maurice Fleury, Judith Gauthier, Mirbeau, Lugné-Poe.
Villa Dupont, Georgette donne de nombreux récitals et des soirées où elle chante pour quelques intimes. Ainsi le mercredi 14 avril 1897, chez Maurice Maeterlinck, on retrouve : Stéphane Mallarmé, Maurice Leblanc, Jean Lorrain, le sculpteur Fix-Masseau, et Willy, qui fera un compte-rendu dans "L’Echo de Paris" du 27 avril. Jean Lorrain, quant à lui, écrira dans "Pall Mall semaine". L’article ne plaira pas à Georgette. Dans un autre article, il sera si méprisant au sujet de Georgette que Maeterlinck et Maurice Leblanc parleront d’aller lui casser la figure.
Mallarmé vient au moins deux fois et célèbre le petit agneau frisé de Georgette dans une poésie où le "bééééé" de l’animal revient en refrain.
En effet, dans le petit jardin sur lequel ouvre le rez-de-chaussée, elle élevait au biberon le fameux agneau et un petit lapin aux yeux d’agate.

Lors d’un court séjour à Gand, Maurice Maeterlinck écrit à Georgette : "Je viens de faire une longue promenade à bicyclette, dans la campagne qui est merveilleuse en ce moment, toute en fleurs blanches et en feuilles naissantes. Je me suis assis dans l’herbe devant un beau paysage, à une courbe de ma vieille rivière, la Lys, et j’ai songé longtemps à tout le bien que tu m’as fait, Georgette, depuis que je t’ai rencontrée."
Pour qu’il puisse travailler au calme, loin du bruit du piano et des vocalises, Georgette trouve une chambre au numéro 4, rue Lalo. Dans ce studio, il commence à songer à "La Sagesse et la Destinée".

Pour leurs vacances en Normandie, Maurice et Georgette occupent dans l’Orne, à quelques centaines de mètres de Bagnoles-de-l'Orne, une maison baptisée "La Montjoie", de style anglo-normand, située au sommet d’une colline parmi les sapins. Georgette a loué cette maison pour ne point priver Maeterlinck de l'habitude, gardée de son enfance, de couper l'année en deux par un très long séjour à la campagne dès la belle saison arrivée. Maurice s’installe à l’est, au soleil levant, ce qu’il fera dans toutes ses demeures ; Georgette à l’ouest. Ils se retrouvent à l’heure des repas dans les pièces du centre qui sont communes, puis rejoignent leurs quartiers.
Pour Maurice il est "dans un pays admirable, tout au fond de la forêt d’Andain." A cette période, ils commencent "l’ère des promenades à bicyclette", Georgette écrit : "Nous étions très cinéma d'avant-guerre, lui avec une casquette large, étalée, gonflée comme une brioche, et des culottes à gigot gargantuesques. Moi, fidèle à mes robes de style, jupe à queue, chapeau à la Grande Mademoiselle, chevauchant une machine savamment enroulée de filets pour assurer la liberté de mes jupons et de mes écharpes excessives." Du fait des réflexions de Maurice : "ce n’est peut-être pas très sportif", elle achète et met, ce qui fera scandale auprès des paysans, un complet pour garçonnet.
Cette maison qui appartint au maire de la ville fut démolie du fait qu'elle était dépourvue d'un chemin carrossable et qu'elle restait donc d'un accès difficile.

Le 15 décembre 1897, au théâtre de la Bodinière rue Saint-Lazare, Georgette donne un récital, illustration d’une conférence sur Schubert et Schumann de G. Vanor. Lucien Muhlfeld, Stéphane Mallarmé et Jules Renard font partie des spectateurs. Ce dernier écrit dans le Figaro du 18 décembre "Madame Georgette Leblanc a chanté des lieds inconnus et des mélodies inédites avec une voix incomparable et une intensité prodigieuse d’expression." Il note également dans son journal : "Georgette Leblanc. Une grosse, grosse émotion. Le cerveau congestionné, l’âme me monte aux yeux. Mallarmé me dira tout à l’heure : - je suis heureux, Monsieur Renard, que nous ayons pu admirer ensemble une belle chose." Jules Renard écrit à Maurice Leblanc : "Mon cher ami, oui j’ai passé hier une de mes plus belles heures, et je ne suis pas allé voir Mlle Leblanc, parce que je savais que, vite contracté, je ne pourrais rien lui dire. Chez moi, j’ai voulu protester, me reprendre. L’art de Mlle Georgette Leblanc m’effraye et me courbature. Je m’y crois perdu dans un tout petit bateau, sur une mer émouvante, au sommet d’une vague qui se dresse vers le ciel. Mais j’ai dû céder encore, et je me rappellerai toute ma vie cette loge, cette cabane, d’où je voyais une grande actrice se mouvoir dans un monde qui m’était inconnu, et prolonger, par le geste, ses chants jusqu’à l’infini. Nous ne faisions qu’un dans notre cabane. Mon âme me montait aux yeux et Mallarmé me serrant la main me dit : - Je suis heureux parce que nous avons admiré ensemble." Pour "l’audition lyrique" du 31 décembre, Mallarmé recevra deux fauteuils numérotés, et enchanté à nouveau il écrit au prince André Poniatowski : "Je vous ai regretté aux auditions de G.L., statue rythmée par le chant." Il souhaitera même assister à une audition privée à la villa Dupont.

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Mais après toutes ces soirées, la campagne et la solitude manquent à Maeterlinck. Il quitte Paris pour la maisonnette "adorable retraite" en plein bois "La Montjoie" où il écrit "La Sagesse et la Destinée". Des fragments ont d'abord paru dans la Revue de Paris du 15 août 1898. Le 15 octobre ce livre paraît aux Editions Fasquelle à Paris, et simultanément à Londres et à New-York. En 1900, douze mille exemplaires avaient été vendus et en 1928 plus de cent mille.

La sagesse consiste à séparer sa destinée extérieure de sa destinée morale. Il y a deux destinées principales, celle des êtres qui se laissent opprimer par les hommes et les événements, et celle de ceux qui par leur conscience échappent aux caprices du hasard. La conscience de soi ne doit pas se borner à connaître ses qualités et ses défauts mais elle doit être confiance en soi, en son étoile, en sa destinée, en la manière favorable dont les événements seront accueillis par notre âme.
L'événement "devient beau ou triste, mortel ou vivifiant selon la qualité de l'âme qui le recueille." "Nous n'avons qu'une influence affaiblie sur un certain nombre d'événements extérieurs, mais nous avons une action toute puissante sur ce que ces événements deviennent en nous-mêmes."
"Pour la plupart des hommes, c'est ce qui leur arrive qui assombrit ou éclaire leur vie ; mais la vie intérieure de ceux dont je parle éclaire seul ce qui leur arrive. Si vous aimez, ce n'est pas cet amour qui fait partie de votre destinée ; c'est la conscience de vous-même que vous aurez trouvée au fond de cet amour, qui modifiera votre vie. Si l'on vous a trahi, ce n'est pas la trahison qui importe ; c'est le pardon qu'elle a fait naître dans votre âme."
"Nous ne rencontrons que nous même sur les routes du hasard."

N'acceptons jamais passivement notre destin ; luttons sans cesse pour en faire ce que nous voulons qu'il soit ; et si nous essuyons des défaites, travaillons activement à ce qu'elles nous rendent plus forts et surtout meilleurs. Le bonheur est dans nos mains. Les événements extérieurs les plus favorables peuvent nous arriver, mais ils ne feront notre bonheur que si le degré de notre conscience et la qualité de notre âme nous rendent dignes d'être heureux. Autrement le rayon de vérité qui vient nous éclairer, le rayon de beauté qui frappe notre œil, le rayon d'amour qui nous réchauffe, passeront inaperçus ou ne feront qu'effleurer la surface de notre être. Le bonheur s'apprend, comme la sagesse qui en est la condition suprême.

"Il n'est rien de plus juste que le bonheur, rien qui prenne plus fidèlement la forme de notre âme, rien qui remplisse plus exactement les lieux que la sagesse lui a ouverts. Mais il n'est rien qui manque encore de voix autant que lui. L'ange de la douleur parle toutes les langues et connaît tous les mots, mais l'ange du bonheur n'ouvre la bouche que lorsqu'il peut parler d'un bonheur que le sauvage est à même de comprendre. Le malheur est sorti de l'enfance depuis des centaines de siècles, mais on dirait que le bonheur dort encore dans les langes. Quelques hommes ont appris à être heureux, mais où sont-ils ceux qui dans leur félicité songèrent à prêter leur voix à l'Archange muet qui éclairait leur âme ? D'où vient cet injuste silence ? Parler du bonheur, n'est-ce pas un peu l'enseigner ? Prononcer son nom chaque jour, n'est-ce pas l'appeler ? Et l'un des beaux devoirs de ceux qui sont heureux, n'est-ce pas d'apprendre aux autres à être heureux ? Il est certain que l'on apprend à être heureux ; et rien ne s'enseigne plus aisément que le bonheur. Si vous vivez parmi des gens qui bénissent leur vie, vous ne tarderez pas à bénir votre vie. Le sourire est aussi contagieux que les larmes ; et les époques que l'on appelle heureuses ne sont souvent que des époques où quelques hommes surent se dire heureux. D'ordinaire, ce n'est pas le bonheur qui nous manque, c'est la science du bonheur. Il ne sert de rien d'être aussi heureux que possible si l'on ignore qu'on est heureux ; et la conscience du plus petit bonheur importe bien plus à notre félicité que le plus grand bonheur que notre âme ne regarde plus attentivement. Trop d'êtres s'imaginent que le bonheur est autre chose que ce qu'ils ont, et c'est pourquoi ceux qui ont le bonheur doivent nous montrer qu'ils ne possèdent rien que ne possèdent tous les hommes dans leur cœur."

"De nos jours les grandes portes qui donnent accès à une vie utile et mémorable ne roulent plus sur leurs gonds avec le même fracas qu’autrefois. Elles sont peut-être moins monumentales mais leur nombre est plus grand et elles s’ouvrent sur des sentiers plus silencieux, par ce qu’elles mènent plus loin."

Maeterlinck reprend les thèmes déjà énoncés bien avant lui par les philosophes grecs, les simplifie, les met au goût du jour pour les rendre accessibles à un plus grand nombre.

Comme "Le Trésor des Humbles", "La Sagesse et la Destinée" est une œuvre où se trouvent des idées que Georgette Leblanc développe dans ses lettres, et qui sont reprises par Maeterlinck. Il n'aurait jamais pu écrire les six pages du chapitre quatre-vingt-quinze sans la narration par Georgette de sa rencontre et ses échanges intellectuels avec Maurice Barrès. Il reprendra une phrase de Barrès : " Agir, c'est annexer à notre réflexion de plus vastes champs d'expériences" pour la développer et la transformer en : "Agir, c'est penser plus vite et plus complètement que la pensée ne peut le faire. Agir, ce n'est plus penser avec le cerveau seul, c'est faire penser tout l'être. Agir, c'est fermer dans le rêve, pour les ouvrir dans la réalité, les sources les plus profondes de la pensée. Mais agir, ce n'est pas nécessairement triompher. Agir, c'est aussi essayer, attendre, patienter. Agir, c'est aussi écouter, se recueillir et se taire." Benoit-Jeannin dira à juste titre : "Il récupérait même ses larmes pour en faire de la littérature."

Elle en fait part à son frère, elle a des projets littéraires et craint de voir anéantir ses rêves. "Je lui confiai ce qui se passait [...] Mon frère qui chérissait mes ambitions, fut attristé : - C’est presque inévitable, on est souvent forcé de choisir dans la vie." Elle précise : "La fin du livre de Maeterlinck approchait. Mon frère me conseilla de lui parler franchement." Maurice Leblanc écrit à Maurice Maeterlinck pour lui faire entendre qu’une double signature s’impose. Maeterlinck lui répond que "l’on ne pouvait mettre ainsi le public dans le secret de la vie privée." Il accepte cependant de reconnaître la collaboration de Georgette mais seulement dans une dédicace. Il écrit le 8 septembre 1898 à Georgette : "Je cherche une formule de dédicace explicative [...] Je te soumettrai ainsi qu’à Maurice la formule dès qu’elle me semblera à peu près satisfaisante." Puis le lendemain : "Pas encore trouvé la formule. […] Dis à Maurice, que je n’ai pas encore eu le temps de lui écrire ; au reste, sa lettre ne demande d’autre réponse que la formule introuvable." Le 10 septembre, il envoie ladite "formule" : "Soumets la tout de suite à Maurice et si elle vous semble satisfaisante, je l’enverrai à Fasquelle."

Maeterlinck écrira : "Je t’ai un peu volée...." La dédicace sera rédigée en termes assez vagues : "A Madame Georgette Leblanc, je vous dédie ce livre, qui est pour ainsi dire votre œuvre. Il y a une collaboration plus haute et plus réelle que celle de la plume ; c’est celle de la pensée et de l’exemple. Il ne m’a pas fallu péniblement imaginer les résolutions et les actions d’un sage idéal ou tirer de mon coeur la morale d’un beau rêve forcément un peu vague. Il a suffi que j’écoutasse vos paroles. Il a suffi que mes yeux vous suivissent attentivement dans la vie ; ils y suivaient ainsi les mouvements, les gestes ; mes habitudes de la sagesse même." A partir de 1917 cette dédicace disparaît des nouvelles éditions. Maeterlinck a oublié le temps où il se plaignait auprès de son traducteur O.Bronikowski qu'il ait oublié de l'insérer dans la version allemande et où il considérait Georgette comme "l’un des plus grands écrivains qui aient jamais existé".

A la lecture des lettres échangées entre Georgette et Maurice Maeterlinck, il est évident qu’il lui devait cette la dédicace. Au lendemain de la parution de ce livre, le 22 septembre, Georgette écrivait : "Tous mes troubles viennent de ce que je t’aime trop Maurice. Je t’aime si follement que mon amour est trop grand pour ma vie et que par moments elle succombe sous le poids."

 

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Gruchet Saint-Siméon en 1930

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Toujours à bicyclette, à partir de la maison de leur ami notaire à Fontaine-le-Dun, Georgette découvre un ancien presbytère normand caché sous de grands hêtres, à Gruchet-Saint-Siméon sur le plateau de Luneray. Ce petit village est à 18 km au sud-ouest de Dieppe. Son nom signifiait en 1133 "Petite Croix". "On accédait chez nous par un chemin de ferme au milieu d'un vieux verger… les branches trop chargées de pommes s'inclinaient jusqu'à terre et fermaient l'horizon ; plus tard les pommiers allégés de leur richesse permettaient d'apercevoir le dos de notre maisonnette, émergeant d'un mur peint au lait de chaux couleur bleu lavande." Au loin on voyait des champs de blé, d'avoine et de seigle tels des flots de verdure.

"Le jardin, très petit et rempli de fleurs, entourait la maisonnette qui semblait surgir d’une corbeille odorante. Par derrière, sous un manteau de lierre et de capucines, la cuisine apparaissait d’une propreté flamande, riante, étincelante. Une cour la précédait, elle était ornée d’un puits,..." Là voisinent avec un massif de tournesols, des phlox d'un ton violacé, des pieds-d’alouette et des roses trémières. Le terme de "presbytère" utilisé par Georgette est erroné, car c’est une grosse bâtisse construite en briques, à un étage, édifiée au cours du XIX° siècle sans grand souci de style mais avec un véritable parc à l’abri de tout voisin et des regards. Au rez-de-chaussée, les murs blancs sont percés de fenêtres cintrées avec de l'andrinople rouge aux impostes découpées par des fléchettes, d'un vague style Empire. Des mansardes appointées de frontons couronnent le toit ; un auvent de verre couvre le seuil, un perron de sept marches s’inscrit du côté qui donne sur les champs à perte de vue. "La porte d'entrée, sorte de cage de verre, formait sur le seuil une première antichambre. C'est là, dans ce petit coin où s'amassaient la lumière et la chaleur que je me tenais généralement pour lire." Murs à la chaux, volets d’un vert qui dépasse en intensité tous les verts de l’été, elle est qualifiée pompeusement par Maurice de "château". Georgette décore cette maison de "murs à la chaux d’une couleur ivoirine, surfaces lisses, meubles rustiques, couleurs vives et brillantes,… des rideaux de mousseline blanche régulièrement disposés en bandeaux." Dans la salle à manger, une immense table et les meubles passés au ripolin écarlate, ceux du salon en vert hollandais. Et surtout des fleurs partout, des bouquets de fleurs sans cesse renouvelés.
Située entre l’église et le cimetière, elle possédait un double jardin séparé par une barrière de bois. Georgette y planta entre autres un pied de jasmin (Vers 1935 Georgette revint voir cette maison, achetée en 1932 par Mme Saint-Saëns, institutrice en retraite, et elle put profiter du parfum de ce jasmin qui fleurissait encore en 1997).
A l’opposé de la façade principale une longue et large avenue bordée de hêtres conduisait à un portail à claire-voie, puis donnait sur la campagne. Les Maeterlinck avaient fait placer un banc, à l’extrémité de l’allée où ils se rendaient plusieurs fois par jour pour jouir de cette vue. Maurice aime tant cette résidence à la campagne qu'il y invite Cyriel Buysse et lui propose un itinéraire à bicyclette Gand-Gruchet-St-Siméon.

 


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"En Normandie, qui est souple comme un parc anglais, mais un parc naturel et sans limites […] un des rares points du globe où la campagne se montre complètement saine, d'un vert sans défaillance." entouré des champs et du fouillis des fleurs éclatantes, Maurice Maeterlinck écrit : "La Vie des Abeilles". Il décrit avec amour les mille activités de la ruche bourdonnante et montre que ces activités si diverses ne sont pas capricieuses ou anarchiques, mais ordonnées par une puissance cachée et souverainement sage qu’il appelle "l’esprit de la ruche". La reine en est, pourrait-on dire, l’organe représentatif.

Pour son vol nuptial, "…elle choisit son jour et son heure, et attend à l'ombre des portes qu'une matinée merveilleuse s'épanche dans l'espace nuptial, du fond des grandes urnes azurées. Elle aime le moment où un peu de rosée mouille d'un souvenir les feuilles et les fleurs, où la dernière fraîcheur de l'aube défaillante lutte dans sa défaite avec l'ardeur du jour, comme une vierge nue aux bras d'un lourd guerrier, où le silence et les roses de midi qui s'approche laissent encore percer çà et là quelque parfum des violettes du matin, quelque cri transparent de l'aube.[…] Au loin, les mâles ont aperçu l'apparition et respiré le parfum magnétique […] Aussitôt les hordes se rassemblent et plongent à sa suite dans la mer d'allégresse […] Elle, […] veut que le plus fort l'atteigne seul dans la solitude de l'éther, elle monte toujours […] Les faibles […] renoncent à la poursuite […] Il ne reste plus en suspens, dans l'opale infinie, qu'un petit groupe infatigable. Elle demande un dernier effort à ses ailes, et voici que l'élu des forces incompréhensibles la rejoint, la saisit la pénètre et, qu'emportée d'un double élan, la spirale ascendante de leur vol enlacé tourbillonne une seconde dans le délire hostile de l'amour."
La nature n'a pas voulu offrir aux abeilles un mariage féerique, une idéale minute d'amour, elle n'a voulu que l'amélioration de l'espèce.
"L’abeille est avant tout, et encore plus que la fourmi, un être de foule [...] Dans la ruche l’individu n’est rien [...] il n’est qu’un moment indifférent, un organe ailé de l’espèce. Toute sa vie est un sacrifice total à l’être innombrable et perpétuel dont il fait partie...."

C’est l'esprit collectif, cette "idée fraternelle", comme il le dit ailleurs, qui fonde la cohésion de la ruche.
"Et nous, se demande un poète, devons-nous donc toujours nous réjouir au-dessus de la vérité ? Oui, à tout propos, à tout moment, en toutes choses, réjouissons nous, non pas au-dessus de la vérité, ce qui est impossible puisque nous ignorons où elle se trouve, mais au-dessus des petites vérités que nous entrevoyons.[…] Si [...] un objet se montre à nous plus beau qu'il ne se montre aux autres, que d'abord ce motif nous soit cher." Peut-être n'est-il qu'illusion. Mais nous avons fait naître une faculté d'admirer qui ne sera pas perdue pour la vérité qui viendra tôt ou tard.

"C'est dans la chaleur développée par d'anciennes beautés imaginaires que l'humanité accueille aujourd'hui des vérités qui peut-être ne seraient pas nées, et n'auraient pu trouver un milieu favorable, si ces illusions sacrifiées n'avaient d'abord habité et réchauffé le cœur et la raison où les vérités vont descendre. […] c'est l'illusion qui apprend à regarder, à admirer et à se réjouir […] Et si haut qu'ils se réjouissent, ils ne se réjouiront jamais dans le vide ni au-dessus de la vérité inconnue et éternelle qui est sur toute chose comme de la beauté en suspens."

En plus de ses souvenirs d’enfance à Oostacker (les abeilles de son père) et des conseils de Claus, le jardinier de son oncle, "Ce matin d'avril, au milieu du jardin qui renaît sous une divine rosée verte, devant des plates-bandes de roses et tremblantes primules bordées de thlaspi blanc, qu'on nomme encore alyssse ou corbeille d'argent, j'ai revu les abeilles sauvages […] et je me suis rappelé les leçons du vieil amateur des ruches de Zélande. Plus d'une fois il me promena parmi ses parterres multicolores, dessinés et entretenus comme au temps du père Cats, le bon poète hollandais." pour rédiger ce livre, Maurice Maeterlinck a lu attentivement tous les traités d’entomologie et de botanique pouvant apporter une contribution à son sujet et à ses propres observations. Il avait installé dans son salon une ruche en verre contre la vitre d’une fenêtre donnant au nord, une passerelle partait de la ruche et rejoignait un trou percé au bas de la fenêtre. Il avait aussi marqué les abeilles de différentes couleurs de peinture pour les reconnaître, les nourrissait de miel et les soignait.


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Des écrits de J.-H Fabre, Maeterlinck dira : "Quel dommage que ce ne soit pas écrit en beau français." En lisant les pages sur la ruche il s’écriera : "Quelle merveille, on pourrait écrire dessus ! "

"La Vie des Abeilles" fut écrite sur une table recouverte d’un lambeau de drap vert, tantôt au jardin, tantôt dans le salon à gauche de l’entrée, en face de la salle à manger.
Maurice Maeterlinck écrit le 2 septembre 1900, à Cyrille Buysse : "J'ai fait une longue étude sur les abeilles, qui sera, je crois assez neuve et intéressante. Elle ne paraîtra qu'en décembre à cause des traductions anglaise et allemande qu'il faut avoir le temps de faire." Il termine le dernier chapitre en janvier 1901 et dédicace l'ouvrage à son ami Alfred Sutro.
"On a parlé de vulgarisation, mais quelle analyse, légèreté de style, profondeur de la réflexion." "Jamais le poète n’abdique, chez lui, devant l’observateur de la réalité, jamais le naturaliste ne sacrifie au poète une parcelle de son butin."

Pour Jean Rostand : "Mon premier sentiment est d'abord qu'il faut surtout se garder d'isoler cette œuvre scientifique de Maeterlinck. C'est le même homme qui a écrit L'Oiseau Bleu […] Maeterlinck est un très grand homme, voilà ce qu'il faut d'abord commencer par dire. Un très grand poète, un très grand penseur sinon un grand philosophe, un très grand prosateur, tout cela, toutes ces qualités se retrouvent nécessairement dans ces œuvres d'histoires naturelles".

Les erreurs qu’il a commises étaient celles des naturalistes de l’époque auxquels bien des réalités échappaient encore puisque l’on n’avait pas découvert le langage des abeilles. Ce qui sera fait par Karl Von Frisch, éthologiste autrichien qui recevra le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1973, prix partagé avec K. Lorenz et N. Tinbergen.

"La Vie des Abeilles" est publiée simultanément le 8 mai 1901 à Paris par l'édition Fasquelle, à Berlin, à Londres et New-York. Elle atteint 237.000 exemplaires en 50 ans et sera traduite en 14 langues.


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A Gruchet-Saint-Siméon, si pour les villageois Maurice "apparaissait comme un ours mal léché, pourtant, il devait parfois recourir aux bons offices de leurs chevaux, quand une panne stoppait sa De Dion Bouton, la haute automobile avec laquelle, perché sur le siège arrière, il sillonnait à folle allure, les sentiers du pays", Il lui arrivait de devoir passer la nuit dans une grange en attendant que l'on vînt le dépanner. Un jour, ne trouvant plus le frein, il tourna jusqu'à épuisement du carburant. Georgette, paraissait aux habitants assez excentrique lorsqu’ils la rencontraient juchée sur son vélo avec un chapeau "Grande Mademoiselle", sa jupe d’amazone en drap noir surmontée d'un boléro écarlate orné de boutons d’or ; mais son exquise gentillesse et sa générosité avaient fini par apprivoiser le voisinage. On se souvient également de leur employée, une vieille négresse nommée Bamboula qu’aidait un jardinier.
Débordante de générosité comme à l’accoutumée, Georgette s’occupe de Mathilde Deschamps pour la sortir du milieu où elle végète. Cette femme deviendra la secrétaire de Maurice Maeterlinck, la gouvernante et la comptable du couple, et, secrètement, l’amie particulière de Georgette. "Je ne demandais rien qu'une occasion de plus de donner et de dépenser […] et puis me voilà comblée, et chose incroyable ! un cœur, une intelligence et une volonté de femme me tresse une des plus belles couronnes d'amour de ma vie." Maurice s’il l’ignora ou fit mine de l’ignorer, n’aurait pu être offusqué puisqu’il imposa ce genre de rapports avec Laurence Alma-Tadema.
Mathilde Deschamps jouera sur tous les tableaux ; elle placera en bourse l’épargne de Georgette et la pillera tout à loisir…

Pour la maison de Gruchet, les Maeterlinck ont un bail de neuf ans à raison de trois cents francs par an. En fait, c’est Georgette qui a signé le contrat de location et qui paye sans que cela dérange Maurice Maeterlinck. Bien sûr, il avait eu quelques difficultés financières, sa famille étant peu généreuse. Mais si les temps commençaient à changer, Maurice Maeterlinck gardait ses vieilles habitudes.
Maurice Maeterlinck aimait bouder. Aussi cet "ancien presbytère de Gruchet-Saint-Siméon" sera son "Eden boudique" aux dires de Georgette.

 

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Vues actuelles à partir de la maison de M. Maeterlinck.
La fenêtre devant laquelle M. Maeterlinck mettait sa ruche est toujours visible.

Le couple séjourne régulièrement, pendant l’automne et l’hiver, dans le pied-à-terre du 67, rue Raynouard à Passy, une des anciennes résidences d'Honoré de Balzac. Comme le signale Maeterlinck dans une lettre du 10 février 1901, ils ont pour voisins le Docteur Joseph-Charles Mardrus (du cercle de la Revue Blanche) et son épouse Lucie Delarue-Mardrus (poétesse et romancière).
Là aussi, Georgette entretient Maurice Maeterlinck. C’est une maison de la fin du XVIII° siècle, "style de vieux palais italien", précédée d’un jardin en terrasses, aux grands arbres et aux pelouses fleuries. Nous en trouvons la description dans le roman de Maurice Leblanc "Le Triangle d'or" : "C'est un admirable vieux jardin qui faisait jadis partie du vaste domaine où, à la fin du XVIII° siècle, on venait prendre les eaux de Passy. De la rue Raynouard jusqu'au quai, sur une largeur de deux cents mètres, il descend, par quatre terrasses superposées, vers des pelouses harmonieuses que soulignent des massifs d'arbustes verts et que dominent des groupes de grands arbres."
"Le salon-cabinet de travail, par la blancheur ivoirine de ses murs et de ses boiseries, l’austérité luisante du parquet sans tapis et quelques meubles vieillots, dévotement rococos, par sa cheminée en autel avec ses candélabres flamands, fait penser à une cellule d’abbesse ; mais des gravures rares, des Tanagras, un grand désordre de musique, un piano, disent des préoccupations d’art", de Georgette Leblanc qui y reçoit la revue Fémina le 1er mars 1901.

André de Fouquières la qualifie de "charmante folie comme il y en eut tant en ces parages", et en décrit les occupants : "Elle était splendide et saine, débordante d'une sensualité triomphale et, peut-être par un raffinement de coquetterie, paraissait ne point se douter de l'émoi qu'elle provoquait. Il affectait de s'intéresser bien plus aux sports mécaniques qu'aux lettres et de n'avoir pas un goût commun avec les artistes de son temps." Dans cette vieille rue paisible où vécut Franklin, les Maeterlinck ont pour voisin Claude Debussy.

Maurice Maeterlinck écrit le 6 juin à Cyriel Buysse qu’il ira à Londres pour la répétition de Pelléas. En septembre il part avec Georgette faire un séjour en Espagne. Elle veut s’imprégner de l’atmosphère et de la gestuelle locale en vue de sa future interprétation de "Carmen". Ils visitent Madrid (où ils assistent à une corrida), Grenade puis Séville, avec visite d'une manufacture de tabac. Maurice Leblanc fait également partie du voyage.

En juin 1898, Gabriel Fauré donne ses "Interludes" pour une reprise de "Pelléas et Mélisande" à Londres au Prince of Wales Theatre. Fauré a composé sa musique en un mois et demi. Maurice Maeterlinck, Georgette Leblanc et Charles Van Lerberghe assistent à une des représentations. Cette année commence la fortune de Maurice Maeterlinck : il avait de la chance et un flair avisé.

Le 7 décembre, avec "Carmen", Georgette inaugure en présence de Félix Faure la salle Favart où s’installe le nouvel Opéra Comique. La mise en scène d’Albert Carré et l’interprétation trop populiste de la blonde Georgette sont toutes deux discutées. Carré écrit dans ses Souvenirs de théâtre : "elle se révéla insuffisante vocalement et, du point de vue comédie, outrancière dans sa façon de concevoir le personnage." (C’est le début de démêlés qui verront leur apogée avec le "Pelléas et Mélisande" de Debussy). Jean Lorrain, qui aimait faire de bons mots prisés par le tout Paris, dit : "Georgette Leblanc a l'aphonie des grandeurs." De ce jour, les familles Leblanc et Maeterlinck se brouillent avec le chroniqueur.
Rodin éprouvait un tendre penchant pour Georgette qu’il croisa souvent, de 1897 à après 1900. Il lui écrivit : "J’espère votre visite, je suis tous les après-midi à mon atelier. J’y serai toute la journée si vous voulez m’indiquer le jour" ; Elle ne répondit pas à ces avances.
Georgette, par ses contrats, devenait une habituée des chemins de fer P.L.M. et des chambres d’hôtels. Pendant ce temps, Maeterlinck, qui aimait la solitude, souffrait néanmoins de ces absences et retournait de temps à autre en Belgique.

***

L’année 1899 voit la parution en allemand d’ "Ariane et Barbe Bleue". (Pré-édition du 15 juillet 1899 en allemand, la première édition en français est de 1901-1902 avec Théâtre de Maeterlinck) Maurice Maeterlinck précise à son traducteur allemand Friedrich Von Oppeln-Bronikowski qu'il n'attache pas grande importance à "Barbe-Bleue". Cette œuvre "n'a jamais dû être qu'une fantaisie sans conséquence", ce "n'est pas un drame mais un libretto, un canevas pour le musicien." "Trois petits actes très brefs et sans aucune prétention et qui n'attendent toute leur valeur de la musique qu'y mettra le musicien que je cherche encore."
Ariane va ranimer l’amour de la liberté chez les cinq femmes de Barbe-Bleue, enfermées dans un caveau sous la terre et résignées. Elle pousse à la lumière les pauvres cloîtrées ; lorsque Barbe-Bleue, à qui cette sauvage résistance inspire enfin de l’amour, lui tend les bras, Ariane le repousse.
"Ariane et Barbe-Bleue", ou l’inutile sauvetage, naquit du spectacle des vains efforts faits par Georgette pour aider des êtres qui ne voulaient pas être aidés parce qu’ils avaient "le goût détestable du malheur". La pièce, très heureusement mise en musique par Paul Dukas, fut jouée à l’Opéra-Comique le 10 mai 1907 à quelques jours de distance de la "Salomé" de Richard Strauss. Cela passionna l’opinion, elle eut ses admirateurs et ses détracteurs, et elle fit son chemin à travers le monde. "Ariane et Barbe-Bleue" souleva moins de curiosité, mais plus d’enthousiasme. Elle n’eut pas pour elle l’avant-garde bruyante qui fait les succès, elle ne se concilia que l’estime des musiciens. Son succès se dessina avec lenteur mais aussi avec certitude. Elle fut reprise au Metropolitan Opera de New-York en 1911 sous la direction d’ Arturo Toscanini, avec dans le rôle d’Ariane Mademoiselle Géraldine Farrar, dans celui de Barbe-Bleue Léon Rothier. Les décors étaient dus au peintre Milan Rovescalli ; les costumes à Madame Muelle de Paris. La mise en scène était de Jules Speck.

Maurice voyage ensuite : il est à Paris en mai, passe le mois de juin à Gand, et part avec Georgette dès la fin du mois de juin, et jusqu’en octobre, à Gruchet-Saint-Siméon.

Le 8 août, Georgette signale à son frère dans une longue lettre : "Après une seule matinée de bouderie, Maurice, rayonnant est venu me surprendre : - Tu sais, je ne boude plus !" Il était toujours inquiet et dominé par les pressentiments. "A cette époque, il était en proie à des antipathies violentes qui provoquaient ses nerfs et parfois l'étendaient par terre avec de brusques syncopes."
Aux soirées organisées par Ollendorff, éditeur de son frère, Georgette participe le 17 juin 1899 en chantant des adaptations de poésies de Baudelaire. Georgette se produit également le 21 novembre à la soirée inaugurale de l’Université populaire du XV° arrondissement, ouverte par un discours d’Anatole France. Amory, alias Lionel Dauriac, ayant obtenu que Georgette donne une conférence rue Mouffetard à l’Université populaire, était venu la chercher en fiacre et se souviendra d’elle en ces termes : "Cette femme charmante et sensible jouait à la prêtresse du beau."
C’est toujours rue Raynouard que Georgette, "actrice de grande allure, qui brûlait les planches", présente à Maeterlinck le journaliste belge Maurice de Waleffe, grand ami de Francis de Croisset (juif d’origine belge, converti au christianisme, qui écrivit des comédies légères à succès, d’abord seul puis après la guerre en collaboration de Robert de Flers).

Georgette qui ressemble à sa mère par sa sensibilité, parle alors de ses ennuis de santé à son frère en ces termes : "J'ai traîné quelques temps avec un tas de petits maux inexplicables comme ceux que tu as… quelquefois un peu mieux, quelquefois obligée de garder le lit dans un état de fièvre et de douleur partout et une faiblesse à ne pouvoir tenir debout."

Maurice Leblanc "l’inséparable du couple", vient habiter début 1900, au 5 villa Dupont, dans un logement précédemment occupé par sa sœur et Maeterlinck. Michel-Maurice Lévy, l’accompagnateur de la chanteuse, est aussi un familier du trio.
Maeterlinck retourne à Gand et y reste durant tout le mois de novembre.

***

En 1900, Maurice Maeterlinck écrit "Le Mystère de la Justice", qui paraît dans Revue de Paris le 1er mai et qui sera repris dans "Le Temple Enseveli" en 1902.
Le couple, fidèle à ses habitudes, passe les mois de juin à fin septembre à Gruchet-Saint-Siméon, "le pays des eaux."
Maurice Maeterlinck reçoit le prix triennal de littérature dramatique pour les années 1900-1902.

***

En 1901, Maurice Maeterlinck apprend réellement à conduire une auto, entre Paris et Rouen. Il devient un as du volant et se confie volontiers à ce monstre "plus mystérieux mais plus logique que lui-même". Contrairement à Mirbeau qui vante Charron, Maeterlinck ne signale aucune marque d'automobile dans ses écrits. Mais il aimait particulièrement sa De Dion-Bouton dont il connaissait tous les secrets et ne détestait pas qu'à l'occasion on le prît pour un mécanicien en tenue de travail. Il aimait également la motocyclette et en eut plusieurs, qu'il voulait toujours plus rapides.


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Et oui Maeterlinck a fait de la Pub !

1901 voit également la parution en français de "Sœur Béatrice" dédiée à Georgette. La première publication date du 6 mars 1900 en allemand dans le Die Insel, la première édition en allemand est de 1901. La pièce, conçue comme un livret pour opéra féerique, et Maeterlinck de préciser : "L'on se méprendrait sur mes intentions si l'on voulait trouver par surcroît de grandes arrières-pensées morales ou philosophiques." Elle est représentée au Théâtre Impérial de Moscou ; mais elle est interdite à la troisième représentation sur l’intervention du Saint-Synode, la présence de la Madone sur scène étant jugée sacrilège. C’est un texte composé en vers blancs et en vers libres qui reprend une légende établie vers 1300 en moyen-néerlandais : La Vierge se substitue à une jeune religieuse qui a fui le couvent, et remplit la tache de la brebis égarée jusqu’à son retour au bercail. La religieuse tombe dans la prostitution, tue un de ses enfants, et, la Vierge est fouettée par celles qui avaient choisi sa perfection pour modèle. Maurice Maeterlinck confie le manuscrit au musicien Gabriel Fauré qui lui demande trois ans pour écrire une partition.

Georgette crée à L’Opéra-Populaire "Charlotte Corday" en début d’année.
En février-mars, les Maeterlinck sont à Passy. De juin à septembre, Maurice et Georgette profitent de Gruchet. Mais pour le voyage de retour vers Paris, Maurice a tant d’incidents avec sa voiture qu’il pourrait "servir à l’histoire documentaire des délices de l’automobile". De novembre à décembre, on retrouve le couple à Paris.

Dans une lettre à Harvey en date du 14 décembre, Maurice Maeterlinck écrit qu’il lui rendra visite aussitôt après son mariage. Dans une lettre à son traducteur Friedrich von Oppeln-Bronikowski datée du 22 décembre 1901, Maurice précise en outre que son mariage avec Georgette a été divulgué par la faute d’un journaliste ; il n’aura lieu qu’au printemps et si cela avait du se faire, il aurait prévenu son interlocuteur. (Par la suite Renée Maeterlinck ne put acheter ou détruire cette lettre indésirable, comme elle le fera avec d'autres correspondances entre Georgette et Maurice.)

 

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Maurice MAETERLINCK
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